Article de Thierry Guilabert extrait du Monde Libertaire n° 1793 de mars 2018
« Antonin Artaud, l’anarchiste courroucé » (Les Editions Libertaires), d’Ilios Chailly

Peu de gens sont plus à même d’écrire sur Antonin Artaud qu’Ilios Chailly, pas seulement parce qu’il a soutenu une thèse en Sorbonne en 2011 sur « La notion de révolte dans l’œuvre d’Artaud », mais aussi parce qu’acteur il s’est coltiné au texte, à l’intimité du texte, jouant Artaud lui-même dans le spectacle La Mort d’un martyr ou le Crépuscule de la cruauté, où il brûla véritablement les planches jusque dans le cadre du festival d’Avignon 2006, faisant vibrer la salle sans jamais singer le Mômo. Et donc, le livre qui paraît aux Éditions libertaires n’est pas un livre de plus sur Antonin Artaud, mais plutôt la manière trouvée par Ilios pour se débarrasser en quelque sorte du corps sans organe mais terriblement encombrant de l’auteur de Pour en finir avec le jugement de Dieu.

Ça tient de l’exorcisme : voilà Ilios, voilà Artaud. Voilà la vie d’Artaud telle que racontée par les témoins, les historiens, mois par mois, année par année, les paroles d’Artaud, les cris d’Artaud, les insultes à ses psychiatres, à ses faux amis, au monde entier, et tout autour le texte d’Ilios ou comment l’auteur et l’acteur sont travaillés, bouleversés par la passion Artaud, au point qu’on ne les distingue plus quand sur la fin de l’ouvrage, c’est le poète Ilios Chailly qui écrit avec le marteau et la rage d’Artaud. Faut dire que le Mômo est un sacré personnage, flirtant dès l’enfance avec ce qu’on appelle trop communément la folie, à peine la vingtaine passée et déjà accroc au Laudanum qui sera son laxatif préféré contre les tourments, les angoisses insupportables de la vie.

L’homme est loin d’être facile, il est d’une hygiène douteuse, crache à table quand il ne pisse pas sur les tapis. Un délinquant relationnel infréquentable diriez-vous, rancunier comme pas deux, pas même reconnaissant de vos efforts. C’est sans doute que vous ne comprenez rien à Antonin Artaud. Surréaliste un peu jusqu’à son exclusion par Breton et ses sbires ; acteur de cinéma un peu, le terrible Marat du Napoléon d’Abel Gance ; anarchiste courroucé toujours, acteur de ses textes, il se déchiquette, se crucifie sur scène parce que la société le tue et qu’il cherche à se purifier du carcan social, à travers ce théâtre de la cruauté qui lui est propre, et qu’il conçoit comme une peste mettant à genoux l’ordre établi.

Bien avant les films des frères Wachowski, Artaud a conscience de la matrice : « J’ai été pris dans la matrice bien que mon moi ne l’aie jamais voulu et mon âme non plus », écrit-il. La matrice, c’est ce système pourri qui le martyrise, c’est l’administration, l’armée, la police, l’école, la religion, qui ensemble soumettent par anesthésie générale le commun des mortels et contre lesquels ses armes sont l’écriture, le cri, la gesticulation, l’éructation. « Cogner à mort et foutre la gueule, foutre sur la gueule, est la dernière langue, la dernière musique que je connais. » Mais la société n’épargne pas ceux qui demeurent lucides, les fous, les renégats. Pour Artaud ce seront neuf ans d’asiles psychiatriques, ce seront, à partir de 1943, cinquante-huit électrochocs. Il en sortira moins de deux ans avant sa mort pour fourbir ses dernières armes, ses dernières adresses courroucées à ce monde en perdition. Voilà à qui se frotte Ilios depuis des années, et c’est tellement lui cette histoire qu’il en donne aujourd’hui à lire un texte bouleversant de sensibilité et de colère. Tu as écrit Ilios que tu aurais gagné ton pari si tu arrivais à ne pas trop faire chier le lecteur. Pari gagné et bien au-delà…

Article de Christian Eyschen, La raison, n.631, Antonin Artaud ou l’anarchiste courroucé C’est une gueule, Artaud… avant tout. Mais quelle gueule ! Pour ceux qui veulent le connaître, c’est l’ouvrage qu’il faut lire avant tout. C’est un véritable voyage dans le surréalisme. Il l’est, il l’est plus, il le redevient, on ne le sait jamais. Ami
d’André Breton, ennemi, à nouveau ami, indifférent, Artaud est pour ce qui est contre et contre ce qui est pour. S’il y a un terme qu’il a méconnu, c’est la constance.
Il est réformé en 1916 et échappe donc à la guerre. Il fréquente le mouvement Dada et s‘en éloigne ; il rejoint le mouvement des Surréalistes et en est exclu ensuite. Il est interné en 1939, en sort après la Libération. Ses lettres à son directeur d’asile sont époustouflantes, il vaut mieux ne pas être coincé de la moralité pour les lire. Une obsession constante : le cul et la merde. D’ailleurs, il mourra d’un cancer de l’anus. Ceci explique sans doute cela.
Du point de vue de la normalité sociale, c’est un cinglé complet. Il est en guerre contre toute forme d’institution et de gouvernement, il combat contre « la connerie humaine » qu’il voit partout. Il déteste les patrons, mais un jour il aime l’Eglise et un autre il l’injurie. « Résoudre les questions des cons, c’est m’empêcher de poser les miennes ». Un bel hommage lui sera rendu par le Canard Enchainé : « Lui-même, pas bégueule, ne se risquerait pas à barboter dans une mare qui fleure un tantinet le purin et l’eau de bidet. Ca n’enlève rien au génie de M. Artaud. Mais seuls les petits moineaux ont la chance de pouvoir goûter à la fois Pégase et son crottin. » On sort décoiffé et ébouriffé de ce voyage, mais cultivé.

THE BACHALL ISU, La Canne de Saint-Artaud, article de François Audouy

Chaque année, la vie et l’oeuvre d’Antonin Artaud (1896-1948) continuent à être scrutées et produire un intense appareil critique. Difficile, cependant, de trier le bon grain de l’ivraie dans cette sur-Artaldologie. Un grand nombre d’essais se limitent à des conjectures vaines, de l’interprétation sur de l’interprétation, rendant le message illisible, ou enferment le Mômo dans le carcan de ronflantes analyses universitaires. Déjà auteur d’une thèse de troisième cycle et d’un ouvrage consacré au poète (Antonin Artaud ou l’anarchiste courroucé, Editions Libertaires, 2018), Illios Chailly a le mérite de proposer une vision originale et centrée sur un point précis : la fameuse canne de Saint-Patrick, qu’Artaud affirmait avoir en sa possession au cours de l’année 1937 et qui l’a mené en Irlande, sur les traces de ce personnage. L’auteur cherche à décrypter de manière claire, précise et analytique cette période trouble de la vie d’Artaud, à proposer un éclairage neuf sur certaines des productions de cette période, comme Les Nouvelles Révélations de l’Être, objet d’étude de la fin de l’ouvrage. 

Après quelques rappels biographiques pour situer Antonin Artaud, Illios Chailly se rapproche peu à peu du vif du sujet : le périple initiatique de l’auteur de L’Ombilic des Limbes, entre Dublin et les îles d’Aran. Un léger retour en arrière : ce voyage ne peut se comprendre sans son double, le voyage effectué un an auparavant par le même Artaud au Mexique, sur les traces des Indiens Tarahumaras. Voyage qui l’avait amené à vivre la cérémonie du peyotl, une autre forme d’initiation qui ne l’a pas laissé indemne, l’a mis face à son infini, une vie totale et violente, loin des réflexes d’automates qui nous sont patiemment appris. Dès lors, Artaud n’aura de cesse de rechercher les racines de l’homme vrai et la Tradition Primordiale, une notion qui le fascine dans Le Roi du Monde de  René Guénon. Or, cette Tradition Primordiale, après le Mexique, c’est en Irlande qu’il croit pouvoir la dénicher : “J’ai conçu le projet de retrouver en Irlande les sources vivantes, et vivantes chez les hommes vivants de cette très antique tradition dans sa forme occidentale”, écrit-il au ministre de la Légation d’Irlande à Paris en août 1937.

Mais que vient faire la canne dans cette histoire, me direz-vous ? Il se trouve qu’en juin 1937, Artaud, redescendu de ses montagnes mexicaines mais toujours sacrément perché et plus ou moins sans abri, vit chez des amis, rue Daguerre. Il y déniche une étrange canne, et, fasciné par cet objet, se l’approprie immédiatement. Cette canne n’est rien moins dans son esprit que celle de Lucifer, Jésus-Christ ou Saint-Patrick. Rien d’étonnant en ces circonstances à le voir la brandir comme un sceptre. Simple lubie, pourrait-on croire, mais, comme toujours chez le poète, sa force de conviction intime va projeter dans cet objet des forces obscures qui le dépassent, lui conférant une vraie aura.  Illios Chailly consacre un chapitre à la symbolique du bâton de pouvoir : “un objet matériel qui sert à nous connecter à notre être intérieur et à révéler nos puissances enfouies”. L’image du bâton peut aussi incarner le triomphe de l’esprit sur la matière, une des obsessions récurrentes du futur fada de Rodez. Les exemples de bâtons de pouvoir abondent depuis l’Antiquité. Le bâton de Moïse, bien sûr, scindant en deux la Mer Rouge… Les bâtons de saints faiseurs de miracles… Au Moyen-Âge, le bâton incarne le pouvoir spirituel (le bâton pastoral) comme le pouvoir royal (le sceptre).

En Irlande, le projet d’Artaud n’est ni littéraire ni anthropologique, mais bel et bien une quête mystique. Il débarque à Cobh le 14 août avant de se rendre à Dublin. Le 17, il est à Galway puis le 23, il prend un ferry pour les îles d’Aran, sur les traces de John Millington Synge, poète irlandais du XIXème siècle et artisan du Celtic Revival. Comme son prédecesseur, Artaud cherche, sous le catholicisme apparent, un vieux fond de paganisme. Inishmore est l’île principale de cet archipel battu des vents, demeuré un des plus sauvages et des plus primitifs d’Europe. On n’y accueille, à cette époque, que quatre ou cinq étrangers par an et l’arrivée d’un français solitaire au comportement erratique ne peut susciter que l’étonnement. Dans les îles, les enfants se moquent d’Artaud et les rudes pêcheurs le malmènent. Artaud, instable à cette époque, s’enfonce dans la paranoïa, d’autant qu’il ne maîtrise pas la langue. A-t-il trouvé dans cette île le parfum de surnaturel, de fantastique qu’il y cherchait ? Il s’y sera aussi enfoncé dans la marginalité. Début septembre, il contracte des dettes et doit rentrer à Galway.

Artaud, à cette époque, sent que quelque chose doit advenir, et que ce quelque chose sera destructeur. Il veut frapper un grand coup (de canne !), se purifier et se renaître, sous une forme plus spirituelle. Illios Chailly affirme ainsi : “Artaud a sacrifié sa vie terrestre pour rester vivant dans le monde des idées éternelles”. De retour à Dublin, Saint-Antonin se confesse et communie, pour la première fois depuis vingt ans et pense toucher au but de sa mission en ramenant la canne de Saint-Patrick à l’église où elle était exposée. Manque de chance, on la lui vole, dans un centre d’accueil pour sans-abris. Il perd la canne et son destin, et tout ira de mal en pis. La suite est douloureuse à lire : arrêté pour vagabondage, il est brièvement incarcéré, puis rapatrié de force en France. Sur le bateau du retour, Artaud, en proie à une crise, menace de se jeter à la mer. Placé sous camisole de force, il est conduit à l’hôpital du Havre dans le service des aliénés. De toute évidence, l’Irlande est le voyage ultime d’Artaud, celui qui le conduira le plus loin, dans sa quête mystique de lui-même. Un voyage à visée purificatrice, placé sous le signe de la destruction. Un voyage fini en bad trip, en chute libre, sans filet de secours. Un voyage en solitaire où il plonge au fond de l’Esprit en même temps que dans la marge. En reconstituant jour par jour les péripéties du poète, en creusant ses obsessions et ses lectures, de Synge à René Guénon, Illios Chailly lui colle au corps pour tenter de mettre son âme à nu.

La deuxième partie de l’ouvrage, intitulée La Prophétie d’Artaud le téméraire, s’immerge (autre pari risqué !) dans le texte abscons et cryptique des Nouvelles Révélations de l’Etre. Paru le 28 juillet 1937, soit peu de jours avant le grand départ, et signé Le Révélé, l’ouvrage se veut un poème “écrit en se basant sur les Tarots et au moment de la lecture même des Tarots” (Lettres, 1937). Illios Chailly va jusqu’à reconstituer, images à l’appui, certains des tirages d’Artaud. Ainsi, dans un ternaire trouvé dans ses notes personnelles, Artaud a tiré Le Pendu, La Mort et La Force. Son interprétation est la suivante : “Votre force est une force de mort. C’est un pouvoir de destruction totale parce que cette destruction est forte. Ce n’est pas une faiblesse qui vous anime : c’est une force. Mais une force renversée qui dévore ce qu’elle devrait animer et anime ce qu’elle devrait dévorer.” Dès L’Ombilic des Limbes, Artaud a fait le choix de la destruction : pas d’oeuvre, pas de cette “cochonnerie”… Il ne pourra créer qu’en cassant, se veut Shiva le Destructeur, associé au Fils et au Feu, plus que Vishnou le Conservateur, qui lui évoque le Saint-Esprit. 

“La vie est de brûler des questions”, note-t-il aussi dans L’Ombilic. Illios Chailly tente un audacieux dialogue entre lui-même et le poète, où ce dernier retourne la formule : 

-C’est bien poétique, tout cela, Monsieur Artaud, mais dans les faits, que peut apporter de pacifique dans le monde un homme qui n’a vécu que des souffrances ?

-L’homme qui brûle ne se pose pas de telles questions. Seule la nature sait ce qui est nécessaire ou non. Contrairement à vous, Monsieur Chailly, je ne suis pas un camériste de la société mais un représentant de la cruelle culture !

Un peu plus loin, Illios Chailly assume choisir pour sa part le rayonnement dans la matière contre l’ombre et la destruction. C’est notre ambiguïté à tous, les lointains disciples d’Artaud… Une part de nous est attirée par sa force de frappe et sa violence mais son projet métaphysique nous semble intenable et fanatique : un vrai Cathare, sans catharsis ! Ce qui fascine est d’abord son Verbe, performatif et perforant, et sa force d’auto-conviction, comme un fakir : à force de vouloir brûler, il brûle ! Et nous convaint de ses opinions,en apparence fantaisistes. Pour lui, Shiva se trouve être le Christ, quand Vishnou incarne l’Antéchrist. Le premier est force de création, de transmutation et le second d’immobilisme. Que le Saint-Esprit suscite l’Antéchrist n’est pas le moindre des paradoxes mais dans la logique d’Artaud, c’est parfaitement cohérent. Aimer, c’est vouloir transformer, créer une force, même destructrice, qui s’oppose à l’ordre figé ; voilà qui me semble toucher à l’essentiel de la pensée d’Artaud.


Illios Chailly nous touche un mot du Grand Combat de la vie d’Artaud, du Clash du Siècle entre Initiés (qui par peur du merveilleux maintiennent les hommes dans l’illusion) et Bohémiens (vecteurs de lumière créatrice, d’autres possibilités d’être). Il en conclut que le poète, malgré ses errances et excès, demeure “suffisamment original pour réanimer en nous la flamme d’apprendre à faire autrement”. Par sa radicalité, Artaud aide à faire le tri entre les artistes cochons, qui, n’apportant rien de concret au monde, encombrent le terrain inutilement, et les vecteurs de lumière. Artaud, avec tous ses défauts, tente de se projeter hors de ce néant, d’apporter au monde, physiquement, parfois à coups de canne…la peste… la nouveauté… le théâtre…la cruauté…le verbe…le feu !

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