Pinocchio le Mômo

Pour ma petite Selini

« En le faisant passer une fois de plus mais la dernière sur la table d’autopsie pour lui refaire son anatomie. Je dis, pour lui refaire son anatomie. L’homme est malade parce qu‘il est mal construit. Il faut se décider à le mettre à nu pour lui gratter cet animalcule qui le démange mortellement, dieu, et avec dieu ses organes. Car liez-moi si vous le voulez, mais il n’y a rien de plus inutile qu’un organe. Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organes, alors vous l’aurez délivré de tous ses automatismes et rendu à sa véritable liberté. Alors vous lui réapprendrez à danser à l’envers comme dans le délire des bals musette et cet envers sera son véritable endroit. » (Antonin Artaud, Pour en finir avec le jugement de Dieu)  

Dans une lettre adressée à Pierre Dubuc le 16 mai 1946, Antonin Artaud pose un constat brutal : les enfants produits par la société ne sont plus ceux que la nature engendre. Ce jugement ne relève pas d’une nostalgie de l’enfance, mais d’une mise en accusation radicale des mécanismes de fabrication sociale des corps et des esprits. L’enfance, chez Artaud, n’est ni un âge d’or ni un refuge : elle est déjà un champ de forces, de dressage, de refoulement.

C’est à partir de cette tension — et non d’une idéalisation romantique — que nous proposons un rapprochement avec le personnage de Pinocchio. Il s’agit ici du Pinocchio de Carlo Collodi, et non de sa version disneyenne. Artaud ne mentionne jamais explicitement le petit pantin ; pourtant, les résonances sont troublantes. Pinocchio incarne la figure de l’enfant rétif, inassimilable, confronté dès l’origine aux valeurs cardinales de la société moderne : la famille normative, le travail érigé en finalité morale, la médecine comme appareil de normalisation. Son errance dans l’Italie rurale n’a rien d’une simple aventure enfantine : elle prend la forme d’une lutte continue contre les forces qui cherchent à le redresser, le corriger, à le faire entrer dans le rang.

Dès les premières lignes de son conte, Collodi écarte toute généalogie héroïque : il ne racontera ni l’histoire d’un roi ni celle d’une princesse, mais celle d’un simple morceau de bois. Comment ne pas entendre, en écho, l’affirmation d’Artaud revendiquant pour lui-même cette condition élémentaire et insoumise ? « Je suis un insurgé du corps, je suis cet insurgé de corps […] je suis un morceau de bois mort toujours vivant, et humble d’être en vie… » Être bois, pour Artaud comme pour Pinocchio, ce n’est pas être inerte : c’est résister à la forme imposée, refuser l’achèvement, demeurer dans une vitalité brute que la société s’acharne à corriger.

À partir d’un morceau de bois destiné à brûler, Geppetto, pauvre menuisier italien, décide — tel un démiurge — de fabriquer une marionnette, prenant un corps sans organes pour lui assigner des organes et des fonctions. « La bouche n’était pas encore terminée qu’elle commença à rire et à se moquer de lui. ‘‘Arrête de rire !’’ dit Geppetto piqué au vif ; mais ce fut comme parler à un mur. ‘‘Arrête de rire, je te dis !’’ cria-t-il d’une voix menaçante. Alors la bouche s’arrêta de rire, mais lui tira la langue. »

À peine les mains et les pieds achevés, Pinocchio, habité par une flamme originelle encore intacte, arrache la perruque de son créateur, lui assène un violent coup de pied sur le bout du nez et s’échappe pour courir dans les rues. S’il n’écoute ni les cris de Geppetto ni ceux des carabiniers lancés à sa poursuite, c’est parce que, précise l’auteur, Geppetto avait oublié de lui fabriquer des oreilles. 

À peine né, Pinocchio est une décharge de vie à l’état brut : une énergie excessive, contagieuse, incontrôlable. Il est cette ‘‘pile électrique’’ dont parle Artaud dans Le Théâtre de la Cruauté (1948), une force vitale qui précède toute forme, toute morale, toute domestication : « Le corps humain est une pile électrique chez qui on a châtré et refoulé les décharges, dont on a orienté vers la vie sexuelle les capacités et les accents alors qu’il est fait justement pour absorber par ses déplacements voltaïques toutes les disponibilités errantes de l’infini du vide, des trous de vide de plus en plus incommensurables d’une possibilité organique jamais comblée. » 

Insouciant, encore étranger aux contraintes et aux calculs de la vie sociale, le pantin répond au Grillon — ce parasite hérité de la conscience, greffé trop tôt sur un corps encore incandescent — qui lui demande quel métier il aimerait exercer : « De tous les métiers du monde, il n’y en a qu’un qui m’irait vraiment. – Et lequel ? – Celui de manger, boire, dormir, m’amuser et vivre du matin au soir une vie de vagabond. » Le Grillon lui rétorque que ceux qui font ce métier finissent presque toujours soit à l’hôpital, soit en prison.

Rendu furieux « Pinocchio se leva d’un bond, s’empara d’un marteau sur l’établi et le lança à toute volée vers le Grillon-qui-parle. Peut-être crut-il qu’il ne le toucherait même pas. Malheureusement, il le frappa en plein sur la tête, si bien que le pauvre Grillon, après avoir fait une dernière fois cri-cri-cri, resta collé au mur, raide mort. »

Mais la fin n’attend pas et Pinocchio prend conscience que dans cette réalité démiurgique dans laquelle nous sommes tous engouffré-envouté depuis 7 éternités les choses ne sont pas aussi simple : « Le Grillon-qui-parle avait raison. Je n’aurais pas dû me révolter contre mon papa ni me sauver de la maison. Si papa était là, je n’en serais pas réduit à bâiller à en mourir ! Oh ! quelle sale maladie que d’avoir faim ! »

Geppetto retrouve Pinocchio et vend son manteau afin qu’il puisse aller à l’école. En chemin, le pantin se dit : « — Aujourd’hui, à l’école, j’apprendrai à lire ; demain, j’apprendrai à écrire ; après-demain, je saurai compter. Avec tout mon savoir, je gagnerai beaucoup d’argent et, dès les premiers sous en poche, j’achèterai à mon papa un beau manteau de drap. Que dis-je, de drap ? Il sera tissé d’or et d’argent, avec des brillants en guise de boutons. » Mais, hélas, Pinocchio, tel un petit papillon de nuit attiré par la lumière, se laisse séduire par les feux d’un théâtre ambulant de marionnettes et vend son abécédaire pour aller voir le spectacle.

Dès qu’il quitte les sentiers protégés, Pinocchio entre dans le vrai monde — cruel, chaotique : celui de Mange-Feu, directeur de théâtre prêt à jeter les marionnettes au feu pour cuire son rôti, et celui du Chat et du Renard, qui exploitent sa naïveté, l’escroquent et le pendent. C’est alors qu’apparaît une petite fillette aux cheveux bleus, figure spectrale de la mort dans le roman. Elle le recueille chez elle et lui donne un médicament, la pilule bleue : celle qui permet de se réveiller chez soi, d’oublier, et de laisser la vie reprendre son cours tel qu’il est — confortable et illusoire. Pilule que Pinocchio ne veut pas prendre : « – Tu le regretteras, mon garçon. – Ça m’est égal. – C’est que tu es sérieusement malade. – Ça m’est égal. – En peu de temps, la fièvre peut te faire passer de vie à trépas. – Ça m’est égal. – Tu n’as pas peur de la mort ? – Pas du tout ! Et puis, plutôt mourir que boire cette sale mixture. À ce moment-là, la porte de la chambre s’ouvrit toute grande. Quatre lapins entrèrent. Ils étaient noirs comme de l’encre et portaient sur leurs épaules un petit cercueil. – Qu’est-ce que vous me voulez ? – hurla Pinocchio, effrayé, en se redressant sur son lit. – On est venu te chercher – répondit le plus grand des lapins. – Me chercher ? Mais je ne suis pas encore mort ! – Pas encore, mais il ne te reste plus que quelques minutes à vivre puisque tu refuses de prendre le médicament pour combattre la fièvre ! – Ô Fée, ma bonne Fée – supplia alors la marionnette – apportez-moi tout de suite ce verre ! Dépêchez-vous, par pitié, je ne veux pas mourir, je ne veux pas mourir… Pinocchio prit le verre à deux mains et le vida d’un trait. – Dommage ! – dirent les lapins – On a fait le voyage pour rien. »

Après quelques péripéties, Pinocchio a faim. Il entre dans un champ et se fait attraper. Il explique qu’il a voulu voler uniquement pour manger, mais le propriétaire lui répond que cela ne justifie rien : pour se racheter, il lui passe un collier et le transforme en chien de garde. Pinocchio parvient à se libérer et arrive au Village des Abeilles industrieuses : « Les rues étaient sillonnées de gens qui couraient dans tous les sens et qui avaient tous quelque chose à faire. On avait beau chercher, on ne voyait ni oisif ni vagabond. — J’ai compris, conclut immédiatement ce paresseux de Pinocchio : ce pays n’est pas pour moi ! Moi, je ne suis pas né pour travailler ! Mais, en même temps, la faim le tourmentait, car il n’avait rien mangé depuis vingt-quatre heures, pas même un plat de vesces. Que faire ? Pour cesser de jeûner, il avait le choix entre chercher un peu de travail ou mendier quelques sous ou un morceau de pain. » Finalement, Pinocchio refuse de travailler, se soumettre au service du capitalisme naissant et, comme Artaud en 1937, il préfère mendier. Même mourant de faim, personne n’est prêt à l’aider s’il ne travaille pas. Lui, pourtant, est prêt à mourir.

Finalement, c’est encore la Fée bleue qui sauve Pinocchio — une figure ambivalente dans le roman, jouant un jeu pour le moins troublant. Dans la scène précédente, elle avait volontairement laissé croire qu’elle était morte de chagrin à cause du comportement du pantin : « – Oui, mais moi j’en ai assez d’être une marionnette – s’exclama Pinocchio en se frappant la tête. – Il serait temps que je devienne un humain. – Tu le deviendras… Mais il faut le mériter. – Vraiment ? Alors, qu’est-ce que je dois faire pour le devenir ? – C’est très facile : il suffit que tu consentes à être un bon petit garçon. – Ce que, peut-être, je ne suis pas… – Effectivement ! Un gentil garçon est obéissant et toi, au contraire… – Et moi, je n’obéis jamais. – Un gentil garçon aime étudier et travailler. Toi, au contraire… – Et moi, au contraire, je flâne et vagabonde à longueur de temps. – Un gentil garçon dit toujours la vérité… (…) Un gentil garçon ne rechigne pas à aller à l’école… – Moi l’école me rend malade (…) – Travailler me fatigue. – Écoute-moi, mon garçon. Tous ceux qui parlent de cette façon finissent presque toujours en prison ou à l’hospice. Sache que l’homme, sur cette terre, qu’il soit riche ou pauvre, doit toujours s’occuper à faire quelque chose, qu’il doit travailler. Prends garde à ne pas tomber dans l’oisiveté ! L’oisiveté est une maladie terrible qu’il faut guérir très vite, dès que l’on est enfant. Sinon, après, c’est trop tard : elle devient une maladie incurable. »

Le lendemain, Pinocchio partit pour l’école ou il se fait harceler dès le premier jour : « Je vous laisse imaginer la tête de tous ces polissons d’écoliers quand ils virent une marionnette entrer dans leur classe. Ce fut un éclat de rire général. Les uns s’amusèrent à lui piquer son bonnet, d’autres à lui tirer sa veste par derrière ou à lui dessiner à l’encre deux grosses moustaches sous le nez. Certains allèrent même jusqu’à lui attacher une ficelle aux jambes et aux bras pour le faire danser. » Pinocchio travaille assidûment à l’école et parvient à convaincre la Fée de le transformer en petit garçon… Mais.

Lorsque son meilleur ami Lumignon lui révèle l’existence du pays des jouets, consacré aux distractions continuelles et aux amusements variés (chapitre XXX), Pinocchio, tenté part avec lui. Arrivé dans ce pays merveilleux, sans écoles, sans maîtres et sans aucun travail à accomplir, il s’écrie : « Voilà un pays selon mon cœur ! Voilà comment devraient être tous les pays civilisés ! » Le rêve est de courte durée : les enfants piégés se transforment peu à peu en ânes et sont contraints de devenir des esclaves. Pinocchio-âne grâce à son charme et ces talents artistiques trouve du travail dans un cirque.

Pinocchio devient une star, un freak. Mais blessé lors d’une acrobatie, devenu boiteux, il ne sert plus à rien. Le directeur envisage alors de le vendre à un homme qui projette de faire de sa peau un tambour pour l’orchestre de son village : « Après avoir versé les vingt centimes, l’acheteur conduisit l’ânon jusqu’à un rocher qui surplombait la mer, lui suspendit une grosse pierre au cou, attacha une corde à l’une de ses pattes tout en gardant l’autre bout à la main, puis lui donna une forte bourrade qui le projeta dans l’eau. Avec ce poids autour du cou, Pinocchio coula tout au fond de la mer tandis que l’acheteur, tenant toujours l’autre extrémité de la corde, alla s’asseoir sur le rocher en attendant que l’âne ait tout le temps de se noyer pour qu’il puisse, ensuite, récupérer sa peau… »

Mais le système ne te laissera pas mourir avant de t’avoir récupéré, et la Fée bleue — figure d’agent Smith — retransforme Pinocchio dans l’eau en pantin, nageant tel Ulysse après un naufrage provoqué par Poséidon, pour se sauver. C’est à cet instant précis qu’il est englouti, non pas par une baleine — comme dans le film de Disney — mais par un immense requin (chapitre XXXIV). À l’intérieur, il retrouve, à sa grande surprise, Geppetto, totalement désespéré. Pinocchio, beaucoup plus optimiste, conçoit aussitôt un plan pour les libérer. Geppetto tente alors de le raisonner : « Te semble-t-il possible qu’un pantin à peine haut d’un mètre, comme tu l’es, ait assez de force pour me porter en nageant sur ses épaules ? » La réponse du petit pantin soi-disant fou et irraisonnable est d’une grande lucidité : « Essayons et vous verrez ! De toute façon, s’il est écrit dans le ciel que nous devons mourir, nous aurons au moins la grande consolation de mourir dans les bras l’un de l’autre. »

Alors que jusque-là l’inconscience de Pinocchio avait été la cause de nombreuses mésaventures, n’est-ce pas précisément cette impertinence, cette ‘‘folie’’ et cette spontanéité qui, finalement, le sauvent, lui et son père ? Geppetto demeure enfermé dans les limites imposées par la société, tandis que Pinocchio, ignorant ces limites et animé d’un esprit libre, laisse entrevoir qu’aspirer à un monde meilleur n’est peut-être pas une utopie. Une quête de l’impossible qui nous ramène naturellement à Artaud.

Pinocchio sauve donc son père et, après une suite de bonnes actions, un matin, après avoir vu la Fée en rêve lui donner un baiser, il se transforme en vrai garçon. En regardant le pantin qu’il était autrefois, assis sur une chaise, inanimé, la tête penchée d’un côté, il poussa d’un air prétentieux un grand soupir de satisfaction et dit : « – Quel drôle d’air j’avais quand j’étais une marionnette ! Et comme je suis content d’être devenu un vrai et bon petit garçon ! »

Que tirer de tout cela :  

Le avventure di Pinocchio est publié en 1883 par Carlo Collodi. L’action, bien que volontairement indéfinie, s’inscrit dans un paysage rural italien, très probablement celui de la Toscane. Dès lors, cette réalité à la fois cruelle et profondément moralisatrice — celle d’un monde d’adultes qui discipline, corrige et redresse l’enfance — n’est ni géographiquement ni historiquement éloignée de Marseille, ni de la période de l’enfance d’Antonin Artaud, né en 1896.

À la lecture du roman, on s’aperçoit que Pinocchio subit à maintes reprises la cruauté non seulement de personnages ouvertement malveillants, tels que le Renard ou le Chat, mais aussi un sentiment d’oppression exercé par les adultes eux-mêmes, à travers les conseils incessants de ceux qui prétendent vouloir son bien : son père, la Fée, ou encore le Grillon, dont les paroles se révèlent particulièrement menaçantes : « Malheur à ces enfants qui se rebellent contre leurs parents et qui, par caprice, abandonnent la maison paternelle. Ils n’auront jamais de bonheur en ce monde, et, tôt ou tard, ils se repentiront amèrement. »

Face à ces injonctions moralisatrices, Pinocchio s’interroge : « – Nous autres, les enfants, n’avons vraiment pas de chance. Tout le monde nous donne des leçons ou nous réprimande. À les entendre, ils se prennent tous pour nos papas ou nos maîtres d’école. Tous, même un simple grillon ! »

Il en tire une conclusion qui pourrait tout à fait être extraite de l’œuvre d’Artaud : « D’après lui, je risquerais de rencontrer des bandits ! Encore heureux que je n’y croie pas. D’ailleurs, je n’y ai jamais cru. Pour moi, les bandits ont été inventés exprès par les papas pour faire peur aux enfants qui veulent sortir la nuit. »

À la lumière de ces passages, il est difficile de ne pas penser — comme dans Le Ruban blanc de Michael Haneke, dont l’action se situe en 1913-1914, à la veille de la Première Guerre mondiale — que cette génération, façonnée par une éducation fondée sur la peur, la répression et l’obéissance, porte une part de responsabilité dans la violence historique à venir, et, par contrecoup, dans les révoltes artistiques et spirituelles qui suivront, dont le surréalisme. La domination et la souffrance qu’un individu peut infliger à un autre plus faible, en particulier à un enfant, occupent une place centrale dans cette histoire collective, dont Artaud lui-même fut victime.

La philosophie de la jeunesse surréaliste — appel au rejet de la figure paternelle oppressive, à un besoin vital de liberté, à la construction d’un corps sans organes et à l’invention d’une société sans institutions — n’est pas née du hasard : « Le CSO, c’est ce qui reste quand on a tout ôté. Et ce qu’on ôte, c’est précisément le fantasme, l’ensemble des signifiances et des subjectivations. » (Gilles Deleuze – Félix Guattari, Mille Plateaux)

Le voyage de Pinocchio est douloureux. Chaque fois qu’il suit ses instincts et agit librement sans se soucier des conséquences, il en paie le prix. En refusant le travail, c’est-à-dire servir un patron qui va se remplir les poches, il découvre que ne pas se conformer aux règles d’une société engendre encore davantage d’obstacles. Deux issues s’offrent alors à lui : l’errance — et probablement la mort — ou l’intégration au système. Pour échapper aux souffrances réservées aux marginaux, Pinocchio finit par se soumettre, sacrifié sa personnalité devenant un ‘‘vrai petit enfant’’ : « Le Grillon Parlant avait raison. J’ai eu tort de me rebeller contre mon papa et de m’en aller de la maison… Si mon papa était là, je n’en serais pas maintenant à mourir de bâillements ! Oh ! Quelle méchante maladie que la faim ! » 

Pinocchio n’est ni un Edgar Poe, ni un Gérard de Nerval, ni un Rimbaud, ni un Van Gogh. Il n’est pas un suicidé de la société. Se transformant en sperme qui transmute les corps-troncs en soldats au service de l’ordre social — il se rend. Par peur de perdre la viande, il choisit de vivre plutôt que de consentir à vivre mort-vivant. Moins utopiste qu’Artaud, Collodi laisse entendre que, pour survivre dans un monde cruel, il faut tôt ou tard renoncer à l’enfance et grandir. Cet enfant deviendra peut-être, vingt ans plus tard, un homme de la bonne société ; par ses choix politiques, il pourra ensuite produire de la violence sans jamais avoir de sang directement sur les mains : « Tu seras organisé ; tu seras un organisme, tu articuleras ton corps — sinon tu ne seras qu’un dépravé. Tu seras signifiant et signifié, interprète et interprété — sinon tu ne seras qu’un déviant. Tu seras sujet, et fixé comme tel, sujet d’énonciation rabattu sur un sujet d’énoncé — sinon tu ne seras qu’un vagabond. » (Gilles Deleuze – Félix Guattari, Mille Plateaux)

Une conclusion à laquelle Artaud, lui, ne se résout pas. Le 23 avril 1947, il écrit à Pierre Loeb : « Le temps où l’homme était un arbre sans organes ni fonction, mais de volonté, et arbre de volonté qui marche reviendra. Il a été, et il reviendra. Car le grand mensonge a été de faire de l’homme un organisme, ingestion, assimilation, incubation, excrétion, ce qui était créer tout un ordre de fonctions latentes et qui échappent au domaine de la volonté délibératrice ; la volonté qui décide de soi à chaque instant ; car c’était cela cet arbre humain qui marche, une volonté qui décide de soi à chaque instant ; sans fonctions occultes, sous-jacentes, régies par l’inconscient. »

Former des enfants ou fabriquer des morts

Victor ou les enfants au pouvoir, mise en scène Antonin Artaud

Le titre même du troisième spectacle du Théâtre Alfred Jarry, Victor ou les enfants au pouvoir de Vitrac, l’énonce clairement : ce ne sont pas les adultes qui doivent former les enfants, mais les enfants qui doivent former les adultes. Artaud affirme que la ‘‘conscience ne peut être éducable’’ selon les modalités occidentales de l’éducation. Les enfants comme les petits voyous de South-Park entretiennent un rapport direct avec la vérité profonde de l’être, que les adultes finissent par perdre avec le temps. South Park : un monde plus réaliste et plus proche de notre réalité que celui de BFM TV ou des chaînes d’info en continu.

Il est ainsi absurde de corriger les fautes de langage des enfants, car la langue qu’ils inventent est bien plus proche de ce qu’ils ressentent que celle des adultes : « Les enfants savent quelque chose jusqu’au jour où on les envoie à l’école. À partir du jour où ils ont été mis entre les mains d’un professeur ils oublient. Les écoles sont un fascisme de la conscience, cette vieille dictature encroûtée de la pute du pédagogue inné. L’enfant de six ans qui entre pour la 1er fois dans une école aurait beaucoup à apprendre à son maitre présupposé si celui-ci savait avoir la sagesse et l’honnêteté de croire qu’il y a à apprendre quelque chose de la conscience d’un nouveau-né. » (Cahiers de Retour à Paris)

Les enfants ne savent pas par innéité savante, mais par le simple supplice d’être nés et d’exister. Transmettre ne se réduit pas à un échange d’idées : il s’agit avant tout de transmettre des forces, des affects, des intensités. Artaud s’en prend avec une violence constante à toute forme d’institution d’enseignement — école, université — car la science qui y est transmise n’est pas, selon lui, une science qui pousse l’homme vers la vie, mais vers la perte de vie, c’est-à-dire vers la mort. Reprenons la Lettre aux recteurs des Universités européennes de 1925 : « La vie pue, Messieurs. Regardez un instant vos faces, considérez vos produits. À travers le crible de vos diplômes, passe une jeunesse efflanquée, perdue. Vous êtes la plaie d’un monde, Messieurs, et c’est tant mieux pour ce monde, mais qu’il se pense un peu moins à la tête de l’humanité. »

Artaud en donne une démonstration exemplaire lors de la conférence qu’il prononce le 6 avril 1933 à la Sorbonne, dans l’amphithéâtre Michelet, dans le cadre du Groupe d’études philosophiques et scientifiques pour l’examen des tendances nouvelles, fondé par le docteur Allendy. Le thème annoncé est Le Théâtre et la peste. Tout commence de manière parfaitement académique, et certains professeurs félicitent même les organisateurs d’avoir découvert un conférencier remarquable, lorsque, soudain, Artaud, jugeant son propos encore trop abstrait et insuffisamment vivant, se met à mimer les affres d’un homme agonisant de la peste. Anaïs Nin en témoigne : « Il nous faisait sentir sa gorge sèche et brûlante, la souffrance, la fièvre, le feu de ses entrailles. Il était à la torture. Il hurlait. Il délirait. Il représente sa propre mort, sa propre crucifixion. »

D’abord stupéfaits, les auditeurs se mettent à rire, puis quittent progressivement la salle, sous les huées, les sifflements et les insultes. Plutôt que de développer un discours théorique, Artaud a choisi de toucher directement les sens, de faire vivre l’expérience elle-même. Comme dans son théâtre, il ne s’agit pas de comprendre, mais de ressentir. 

Une civilisation agit comme une structure, et cette structure devient esprit. On ne devient citoyen qu’à condition d’un certain apprentissage normatif, de sa scolarisation. « Les écoles sont un forum de conscience, cette vieille dictature encroutée de la pute du pédagogue inné contre qui a l’outrecuidance de vivre, de soi-même et sans rien demander. » (XXII, 209)

Apprendre, c’est alimenter une manière de penser qui donne corps à la réalité dominante. Il n’y a rien à apprendre. Apprendre, c’est donner corps à un système d’institutions. Bergson l’avait déjà pressenti : apprendre, c’est fabriquer des images mentales qui maintiennent la réalité telle qu’elle est. Une réalité qui domine : « Je veux vous dire qu’il n’y a rien à apprendre, et rien à plus forte raison à enseigner. Mais qui croit encore aux diplômes d’Université et qui s’en sert ? (…) Car savoir n’est pas savoir, mais imposer son indécrottable ignorance, et cela n’entre jamais dans le savoir ; dans la puissance et l’évidence du savoir, et n’aboutit pas non plus à savoir… Arithmétique, trigonométrie, algèbre, la seule manière dont je voudrai discuter est de mettre le feu à vos chaires et l’y mettre en vérité. S’il n’y avait pas de recteurs il n’y aurait pas de Sorbonne, de polyclinicon, d’université, d’écoles de bonzes, et d’états du parfait, car ce ne sont pas les institutions qui font les hommes mais les hommes qui maintiennent les institutions… » (XXIII, 120)

Dans l’un de ses textes radiophoniques, Pour en finir avec le jugement de Dieu, Artaud développe la métaphore de l’épreuve de la liqueur séminale que subirait l’enfant entrant pour la première fois à l’école : on lui prélèverait son sperme pour en faire de la future chair à canon : « Car de plus en plus les Américains trouvent qu’ils manquent de bras et d’enfants, c’est-à-dire non pas d’ouvriers mais de soldats, et ils veulent à toute force et par tous les moyens possibles faire et fabriquer des soldats en vue de toutes les guerres planétaires qui pourraient ultérieurement avoir lieu (…) »

Le système éducatif est ainsi conçu pour servir la société telle qu’elle est, assurer son fonctionnement et sa reproduction. Il régule les comportements jugés indésirables et forme, de manière mécanique, des citoyens utiles : « Recteurs (…) Vous fabriquez des ingénieurs, des magistrats, des médecins à qui échappent les vrais mystères du corps (…). »

À l’inverse, dans d’autres civilisations — celles des Tarahumaras, par exemple — l’enseignement relève d’une transmission véritablement au service de l’homme faisant parti de la nature. C’est pourquoi Artaud ne souhaitait pas que le gouvernement mexicain entreprenne de les ‘‘éduquer’’ : « Quand on parle aujourd’hui de culture les gouvernements pensent à ouvrir des écoles, à faire marcher les presses à livres, couler l’encre d’imprimerie, alors que pour faire mûrir la culture il faudrait fermer les écoles, brûler les musées, détruire les livres, briser les rotatives des imprimeries », écrit-il dans L’homme contre son destin. Radical incontestablement mais il ne faut pas oublié que pour Artaud : « Savoir ce n’est pas gagner la science mais perdre la réalité. » (XXII, 63)

Pour Artaud, toute véritable civilisation est rattachée à des principes vivants. Les connaissances ne s’assimilent pas intellectuellement : elles se portent, elles s’accumulent dans le corps. Dans Galápagos, les îles du bout du monde, il évoque les origines de l’humanité : « Il y eu à l’aube de la civilisation humaine des terres, des pays où l’on apprenait la magie dans les écoles, à peu près comme nous apprenons aujourd’hui la chimie ou la géométrie, que l’on apprenait aux enfants des façons de se dédoubler en rêve, de se transporter instantanément dans d’autres pays et dans d’autres planètes, d’envoyer sa pensée à distance, de converser avec les morts ou avec les absents… »

Derrière cette conception de la culture se cache une idée de la vie qui dérange profondément l’école, car elle détruit sa vision matérialiste et utilitaire. Pour les cultures véritables, ce qui est enseigné dans les écoles occidentales est entièrement inutile : « L’éducation n’était pas comme aujourd’hui une simple mnémotechnique, c’était une convocation matérielle de forces et, si j’osais m’exprimer ainsi, je dirais que par l’éducation on frottait l’organisme humain pour que les forces affleurent en lui. » (Secrets éternels de la culture)

De la même manière que Pinocchio abandonne l’école où il s’ennuie et la protection de sa marraine pour rejoindre le Pays des merveilles, Artaud quitte les cadres institués pour partir seul en voyage — au Mexique, en Irlande — à la recherche d’expériences et de connaissances qu’aucune institution scolaire n’aurait pu lui transmettre. Des choix qui l’exposeront à la souffrance, mais lui offriront aussi des enseignements essentiels : « Je n’ai jamais rien étudié, mais tout vécu et cela m’a appris quelque chose », écrit-il dans ses Cahiers de Rodez.

Entre Artaud et l’école du matin

Si, dans ma vie d’écrivain, je fais circuler les idées antisystème d’Artaud, dans la vie réelle, j’essaie chaque matin de convaincre ma fille de 14 ans de se lever pour aller à l’école. Lorsqu’elle me dit qu’elle est épuisée de travailler dix heures par jour pour apprendre des choses qui, selon elle, ne lui serviront jamais dans la vie, j’essaie de la raisonner en lui expliquant qu’elle est obligée d’y aller, parce que l’école reste une étape nécessaire pour demeurer intégrée à la société. Voilà l’homme que je suis, derrière les mots.

Non, je ne suis pas Artaud. Je suis d’une nature plutôt timide, renfermée, peu courageuse, peu encline au changement, menant une vie assez conventionnelle, évitant les conflits et sensible à la critique. Si, dans mes écrits, je donne peut-être une image plus radicale de moi-même, c’est sans doute parce qu’en tant que comédien j’ai une certaine facilité à imiter et à incarner des états d’âme, mais aussi parce qu’à partir du moment où j’ai fait le choix d’écrire sur Artaud, j’ai voulu proposer — dans la limite de mes possibilités — un travail sérieux et rigoureux, le plus fidèle possible à sa pensée.

Dans Histoire vécue d’Artaud-Mômo, Artaud écrit : « Les écoles, la Sorbonne, les facultés ont été faites pour et par des ignares qui avaient besoin d’étudier pour apprendre, et d’apprendre pour savoir, fils de cette race de bestiaux incapables d’une initiative propre et qui n’ont jamais su agir, fils de cette race de bestiaux assassins. »

Je ne suis pas aussi catégorique, mais je pense que nous avons bâti des sociétés qui produisent une charge mentale massive. Comme Artaud l’avait pressenti, nous vivons dans des sociétés mentalement épuisées, saturées de sollicitations, aggravées encore par notre rapport aux écrans. Cette perte de vitalité collective engendre des carences auxquelles nous répondons par des institutions — comme l’école — qui reproduisent nos propres formes d’aliénation. Pour vivre, il faut travailler, non plus seulement pour satisfaire des besoins essentiels, mais pour faire tourner la machine. Et parce que nous travaillons, nous enfermons nos enfants pendant des heures dans des écoles, cages modernes où leur vitalité est contenue, où l’on apprend très tôt à se refouler, avant d’isoler ceux qui ne parviennent pas à se conformer, sous couvert de protection, dans des dispositifs toujours plus coercitifs.

Il y a encore quelques années, je donnais des cours dans des écoles publiques. J’y ai vu des enfants épuisés ; cette fatigue les rendait agités, turbulents. J’étais arrivé avec les meilleures intentions : capter leur attention, leur faire passer un moment agréable, leur transmettre quelque chose. J’organisais des fiches, je cherchais des idées originales. Mais, avec le temps, au fil des années, découragé de ne pas y parvenir et moi-même fatigué, je me suis surpris, par moments, à endosser — comme les autres enseignants de l’établissement — un rôle proche de celui du gardien du cadre afin de maintenir la discipline.

Et si notre société, et les institutions qui la structurent, étaient contre-nature ? Et si, comme le pressentait Rousseau, l’homme — et plus encore l’enfant — n’était pas corrompu par nature, mais progressivement déformé par les formes sociales que nous lui imposons dès l’enfance ? Et si Pinocchio, dans son refus instinctif de l’école, du travail et de la discipline, incarnait cette nature première que la société s’acharne à redresser ? Et si, pour vivre ensemble, nous devions écraser ce qu’il y a de plus vivant et de plus libre en nous : « Cause toujours, mon Grillon, tant qu’il te plaira : moi je sais que demain, à l’aube, je partirai d’ici car si je reste, il m’arrivera ce qui arrive à tous les enfants. C’est à dire qu’ils m’enverront à l’école et, que cela me plaise ou non, on m’obligera à étudier. Or moi, je te le dis en confidence, étudier ne me va pas du tout. Cela m’amuse beaucoup plus de courir derrière les papillons et de grimper dans les arbres pour dénicher les oiseaux. »

En 2011, j’ai obtenu à la Sorbonne un doctorat consacré à Antonin Artaud et, à titre personnel — compte tenu de ma vie et de besoins très différents de ceux d’Artaud — le passage par l’université m’a appris à organiser un peu mieux mes idées, à être un peu plus méthodique, éviter les erreurs, à vérifier mes sources et à améliorer mon écriture. J’en ai cependant rapidement perçu les limites lorsque la proposition d’un chapitre croisant Pinocchio et Artaud — pourtant essentiel pour clarifier certaines de ses idées — a été jugée insuffisamment sérieuse dans le cadre académique. Après l’obtention de mon diplôme, ma directrice de thèse, avec qui les échanges avaient toujours été honnêtes et bienveillants, surement pour me protéger m’a expliqué qu’au vu de ma personnalité il valait mieux, pour ne pas perdre de temps et d’énergie, ne pas chercher à faire carrière dans le milieu universitaire.

J’ai donc suivi ce conseil et, depuis jusqu’à il y a à peine quelques mois — avant que certains événements imprévus ne modifient ma situation économique, aujourd’hui plus stable — j’ai exercé plusieurs petits métiers alimentaires, socialement peu prestigieux. Et, au regard de la manière dont je pensais à l’époque et de la vision plus pragmatique, plus terre à terre que j’ai aujourd’hui, je ne le regrette pas. J’ose même penser que ces petits boulots m’ont davantage appris sur mon rapport à l’écriture que l’ensemble de mes études ou qu’une éventuelle carrière académique. Si je raconte cela, ce n’est évidemment pas pour parler de moi, mais pour montrer combien certaines étiquettes — professeur, universitaire, écrivain, philosophe, spécialiste — nous conditionnent à une manière d’être, de penser et de nous comporter qui ne correspond pas toujours à ce qui est mieux pour nous.

Je m’explique : si, à l’époque, j’avais été reconnu comme professeur universitaire et que je dépendais financièrement de ce statut pour le maintenir et en préserver l’image, j’aurais été contraint de faire davantage de compromis. Pour être plus concret, je n’aurais certainement pas écrit des livres comme Antonin Artaud ou l’anarchiste courroucé ou Héliogabale ou l’alchimiste couronné. J’aurais sans doute, comme dans ma thèse, adopté un style plus sobre, en faisant extrêmement attention à ne pas prendre de risques intellectuels, par peur de remettre en cause mon statut de chercheur. 

Le fait d’être comédien, sans statut officiel d’écrivain, de philosophe ou d’universitaire, m’obligeait, pour convaincre, à redoubler d’efforts, à faire preuve de prudence et à me dépasser sans cesse. Je m’explique encore : lorsque Michel Onfray, écrivain et ´‘philosophe’’ très visible dans les média, a décidé, il y a quelques années, d’écrire un court livre sur Artaud, il a simplement contacté Gallimard. La maison d’édition l’a publié, non pas tant pour son contenu — plutôt correct, mais un peu léger — que parce qu’il est signé Michel Onfray.

Si la vie d’Artaud m’a appris quelque chose, c’est sa capacité à transformer ses difficultés et ses échecs — pourtant sans commune mesure avec les miens — en leviers plutôt qu’en freins. Entre 2011 et 2016, mon objectif était de publier ma thèse. Elle a été refusée par une trentaine de maisons d’édition. J’avais alors trois choix : abandonner, devenir grincheux et critiquer tout le monde, ou reprendre le travail pour l’améliorer, sur le fond comme sur la forme. J’ai choisi de me remettre en question.

Alors que je n’y connaissais presque rien en mysticisme, j’ai commencé non seulement à l’étudier, mais à faire un véritable effort pour comprendre tout ce qu’Artaud lisait : René Guénon, Fabre d’Olivet. J’ai également étudié la physique et la chimie pour comprendre les principes de l’homéopathie qui ont inspiré Le Théâtre et la peste, ainsi que la psychiatrie, l’histoire de l’art, et bien d’autres domaines encore.

Lorsque les éditions Libertaires ont refusé ma thèse, jugeant le style trop ennuyeux, j’ai accueilli la critique et pris plaisir à relever le défi d’écrire un livre dans un style susceptible de leur plaire. Plus tard, lorsque j’ai voulu publier un article sur la découverte de nouveaux textes d’Artaud retrouvés à Cuba et qu’aucune revue littéraire — à l’exception d’Actualitté — n’a montré d’intérêt, j’ai fait le choix de créer ma propre revue.

Cette persistance et cette capacité d’adaptation m’ont-elles rendu plus célèbre ? Pas vraiment. La preuve : sur la page Wikipédia d’Artaud, les livres de presque tous ceux qui ont écrit sur lui sont mentionnés — les miens, non, alors même que j’en ai publié plusieurs. Ai-je gagné de l’argent ? Presque rien. Avec les contrats peu avantageux signés aux éditions Libertaires et à L’Harmattan, même s’ils se sont bien vendu presque rien. Les 13 numéros de la revue Écho Antonin Artaud sont gratuits. Peut-être qu’avec le dernier contrat, bien meilleur, signé pour mon livre sur Héliogabale, la situation évoluera.

Peu importe. Ce qui compte, c’est le plaisir immense que j’ai pris à ce travail : l’excitation des découvertes, la satisfaction de me dépasser dans des domaines qui m’étaient étrangers, les rencontres et les échanges avec des personnes passionnantes, et la fierté d’avoir créé une revue dans laquelle des spécialistes majeurs d’Artaud — comme Olivier Lacassagne ou Stephen Barber — ont accepté d’écrire (lire numéro 12 de la revue, Artaud-Rock). Au regard des efforts fournis, du travail accompli seul et avec peu de soutien, le simple fait d’écrire sur ce blog ou d’être invité par Pacôme Thiellement à le conseiller sur Artaud pour sa dernière vidéo sur Blast me procure peut-être plus de satisfaction, vu le temps que j’ai attendu pour être respecté que celle qu’a pu ressentir Michel Onfray en publiant un livre sur Artaud chez Gallimard.

Mes ambitions demeurent, mais l’argent et la reconnaissance publique sont aujourd’hui devenus secondaires. Avant 2011, j’étais encore porté par une volonté floue de devenir écrivain, vivant dans une sorte de nuage. Une fois ma thèse soutenue, j’avais même l’illusion d’avoir accompli un travail capable d’embrasser toute la pensée d’Artaud. Ce qui est beau, c’est qu’aujourd’hui, en découvrant de nouveaux horizons artaudiens, je perçois mieux l’immensité du sujet, et surtout tout ce qu’il reste à faire et à explorer. Le fait d’avoir travaillé pour gagner ma vie et d’assumer des responsabilités familiales m’a rendu plus pragmatique, plus ancré ; ce qui aurait pu paraître banal aux yeux d’André Breton a, pour moi, rendu mes recherches plus concrètes et plus ciblées.

Ne dépendant pas financièrement de cette activité, j’ai le luxe d’en faire un espace de jeu et de mobilité : travailler quand il me chante, écrire ce que je veux, comme je le veux, incarner des rôles et approcher sa pensée tour à tour avec le regard de l’universitaire, du mystique, du psychiatre ou de l’anarchiste. Me défaire de l’image conventionnelle de l’écrivain et pratiquer l’écriture comme un comédien ou un animateur me permet de jouer avec les formes, d’explorer différents styles et d’aborder Artaud sous des angles multiples, sans m’enfermer dans une identité prédéfinie. Cette liberté ouvre d’autres possibles : plus de souplesse, moins de mystification, une capacité accrue à expérimenter, à douter ; tant que mes livres ne sont pas tous publiés, je peux encore les corriger, les modifier, pratiquer l’autodérision et poser des questions simples là où les discours savants compliquent tout. Cette disponibilité — cette part d’enfance — est, à mes yeux, indispensable pour lire Artaud sans le figer, à condition toutefois d’une grande exigence et d’une réelle prudence, tant il est difficile d’égaler ceux qui ont consacré leur vie entière à ce champ. 

Parfois, ma fille me demande :

— Mais papa, pourquoi tu t’intéresses encore à ce fou furieux drogué, alors que ça ne te rapporte pas un centime ?

Je lui réponds que mon rapport à Artaud est comme toutes les rencontres : ce qui compte, ce n’est pas ce qu’une personne t’apporte matériellement ou socialement, mais ce qu’elle cultive de positif dans ta vie. 

— Mais comment quelque chose d’aussi sombre et destructeur peut-il t’apporter du positif ?

Je lui explique que cela nourrit en moi de l’enthousiasme. Et je précise aussitôt que ce n’est pas Artaud en lui-même qui produit ce sentiment, mais l’attitude que l’on adopte face aux choses : savoir extraire, de tout — même de ce qui paraît le plus banal ou insignifiant — une force intérieure. Je trouve plus important la manière dont on fait quelque chose plus que ce que l’on fait. 

Imagine que l’enthousiasme soit comme un feu au centre de la Terre. Il est inutile de creuser mille trous pour l’atteindre. Choisis un seul sujet, quel qu’il soit, et creuse. Médite. Cherche des solutions, de la connaissance, de la gnose. Persiste. Même si tu ne l’atteindras jamais totalement — car nous ne sommes pas faits pour cela — tu t’en rapprocheras. Et ta vie ne sera pas parfaite, mais grâce à cette quête, ou à cette absence de certitudes, elle sera un peu plus légère.

Mais revenons à ce qu’Artaud m’apporte. Contrairement à Paule Thévenin, par exemple, je n’entretiens aucun lien affectif avec l’homme. De nature, je ne voue de culte ni à quoi que ce soit ni à qui que ce soit. J’irai même jusqu’à dire qu’Artaud ne constitue pour moi ni un modèle de vie ni un frère d’armes. S’il est entré dans ma vie, c’est parce que, par curiosité et par désir d’aller au bout des choses, j’ai pressenti que sa pensée — dense, fragmentée, parfois obscure — recelait de nombreux secrets à explorer. Je suis conscient que la valeur de son écriture dépasse les cadres logiques et que, n’ayant ni son vécu ni son expérience, je n’atteindrai jamais sa grandeur d’écrivain. Mais il me stimule intellectuellement. Il est donc naturel qu’il ait occupé mon esprit aussi longtemps : on peut ne pas être d’accord avec Artaud sur tout, mais on ne s’y ennuie jamais.

J’ai appris énormément de choses — non seulement sur Artaud, mais aussi sur d’autres sujets, sur la vie et sur ma manière de la regarder. Je n’ai évidemment pas réglé toutes mes angoisses ni toutes mes fragilités, mais je suis aujourd’hui un peu plus calme, un peu plus léger ; un peu plus détaché. Je doute moins, je suis un peu plus sûr de moi, j’ai plus de répartie, je dis plus souvent non, je me laisse moins faire et je suis moins dépendant du regard des autres. Ces petits boulots, socialement peu valorisés, m’ont appris à relativiser mon ego, à rire des postures de supériorité intellectuelle et à ne plus être prisonnier du regard d’autrui.

Lorsque je regarde aujourd’hui mon parcours avec Artaud d’un point de vue plus extérieur, je m’aperçois pourtant que si sa pensée m’a été si bénéfique, c’est précisément parce que son attitude face à la vie est très différente de la mienne — et qu’elle est venue combler certaines de mes lacunes. S’il est une qualité qu’on ne peut lui retirer, c’est d’être combatif face à l’existence et de ne pas craindre le changement. Or, dans ma propre vie, et surtout avant mes trente ans, j’avais tendance à fuir les responsabilités et éprouvais de grandes difficultés à affronter les transformations.

Lorsque ma fille est née, il y a quatorze ans, le fait d’avoir mené à terme un doctorat sur Artaud m’a beaucoup aidé. De même, l’an dernier, lorsque ma mère — à qui j’étais très proche — est décédée, cette philosophie artaudienne de détachement vis-à-vis des frontières mentales m’a aidé à traverser l’épreuve avec un peu plus de stabilité. Je ne prétends pas qu’une pensée comme celle d’Artaud puisse être bénéfique à une personnalité très entreprenante, dotée d’un goût prononcé pour le risque — quelqu’un comme Nicolas Sarkozy, par exemple. Mais en ce qui me concerne, sur certains points essentiels, elle m’a été profondément positive.

Si je partage cette expérience, ce n’est pas pour prétendre vendre un bonheur dont je n’ai pas les clés. Je reste largement conditionné par cette réalité, et prétendre le contraire serait vous mentir. Mais si je parle de moi dans mes textes, c’est précisément parce que je ne suis pas Artaud : je suis quelqu’un d’ordinaire, comme la plupart d’entre nous. Lorsque, dans mes livres, je fais parfois dialoguer ma voix avec celle d’Artaud, au-delà de la figure de style, c’est parce que j’estime que, dès lors que je porte les mêmes contradictions que nombre d’écrivains de notre temps, il est plus juste — et plus élégant — de pratiquer l’autodérision à mon propre endroit que de me poser en donneur de leçons.

Un jour, lors d’une interview radio consacrée à Artaud, un très jeune journaliste m’avait demandé : ‘‘Pourquoi lire Artaud aujourd’hui ?’’ J’étais resté tétanisé par la question et je n’avais rien su répondre. Aujourd’hui, je répondrais à tous les jeunes — comme à ma fille — que ce qui a rendu, du moins pour moi, utile ce voyage de vingt-cinq années de lecture d’Artaud, c’est d’avoir acquis l’intuition que, dans cette nouvelle ère dominée par TikTok, s’il y a une chose essentielle à cultiver en soi, ce n’est ni la soif de reconnaissance ni celle de l’argent — même si ces deux dimensions ne sont pas condamnables en elles-mêmes, puisqu’elles peuvent ouvrir des possibilités.

L’essentiel est ailleurs : apprendre à maintenir en soi un appétit de vivre, cette flamme intérieure qui fait que l’on se sent encore vivant. Mais, pour ne pas tomber dans le piège où Artaud lui-même est tombé, il est nécessaire que cette animation intérieure ne devienne pas un but en soi. Elle doit rester un moyen, mis au service d’une attitude utile et constructive, capable de nous conduire vers une vie plus simple, plus douce et plus joyeuse — aussi bien sur le plan individuel que collectif.


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