Antonin Artaud, le désert algérien et le soufisme : l’infini d’une terre en colonie que Zemmour ne verra jamais

Antonin Artaud, Sidonie Panache. (Source : cinémathèque Française )

Cette année-là, tout s’est mis à trembler. L’Europe se crispe comme une bête acculée. L’Allemagne d’Adolphe Hitler transforme la haine en ministère, et en France, le 6 février manque de renverser la République. Les ligues d’extrême droite déferlent sur la Concorde, veulent déborder la Chambre, les tirs claquent : quinze morts, des centaines de blessés. Le pays comprend soudain que le coup d’État n’est plus un fantasme, mais un film déjà storyboardé, presque tourné.

Pendant que la rue tremble, Artaud publie l’autopsie furieuse de la souveraineté démente d’Héliogabale, entité spirituelle du désert et ennemie de l’ordre romain, tandis que les studios tournent Sidonie Panache, aimable bluette coloniale qui, sous son sourire peint, diffuse une violence tranquille, sûre d’elle, exactement calibrée pour rassurer en imposant. 

C’était l’année 1934.

Cent ans plus tôt — en 1834 — Louis-Philippe resserre l’étau. Un autre Adolphe, Adolphe Thiers, futur massacreur de la Commune, ordonne alors — comme le rappelle Pacôme Thiellement dans ses deux dernières vidéos de L’Empire n’a jamais pris fin — le massacre de la rue Transnonain, opération menée par le général Bugeaud. C’est à lui et à sa troupe que Thiers lance : « Il faut tout tuer. Amis, pas de quartier, soyez impitoyables. » Qui ? Des ouvriers républicains appartenant à la Société des Droits de l’Homme.

Et c’est aussi en 1834 que l’État érige l’émir soufi Abd el-Kader en ennemi absolu, l’homme à abattre pour briser toute résistance à l’invasion de l’Algérie. Dans cette mécanique, Frédéric Soulié devient le pitre officiel de la Monarchie de Juillet : dramaturge appointé, chargé de tourner les républicains en dérision pendant que l’armée les écrase. Le rire devient alors une anesthésie politique.

Alors la question — la seule, la brûlante — est celle-ci : que sera cette année-là, en 2034 ? Comment ne pas frémir quand, aujourd’hui, Hanouna transforme tel Bach — protagoniste de Sidonie Panache — en clown de plateau, et que l’“esprit Zemmour” instille, lentement mais sûrement, un récit identitaire durci ? L’un endort. L’autre enracine. Et c’est précisément ce binôme — rire anesthésiant suivi discours radicalisant — que l’Histoire nous a déjà projeté : en 1834, en 1934, et maintenant dans la lumière crue de nos écrans. Qui sera le prochain loup tyranneau vorace (Adal-wolf) en 2034 ?

Les années changent, les mécanismes restent. Notre siècle écrit peut-être déjà son propre basculement. Mais, pour paraphraser Pacôme : si l’histoire qui revient en boucle ne vous convient plus, alors faisons en sorte d’en écrire enfin une autre. Mais pour cela, il faut accepter un déplacement radical. Un arrachement. Une déprise. Et c’est précisément ce que suggère Antonin Artaud dans la lettre qu’il adresse à Jeanne Ridel depuis le désert de Laghouat, le 21 juin 1934 : « Morale, quittez quelques mois l’Europe, venez vivre aux limites du désert, et vous qui avez la notion du grand et qui, par une sorte d’intuition merveilleuse — et qui me surprend chaque fois que je la constate — savez distinguer ce qui mérite de vivre, et séparer le vrai du faux, le durable du passager, vous achèverez de guérir votre âme. Vous découvrirez des joies intérieures profondes et beaucoup plus réelles que toutes les autres. » (III, 293)

Sidonie Panache : naissance d’une opérette à succès et d’un imaginaire colonial

Avant d’être un film, Sidonie Panache est d’abord une opérette en deux actes et quinze tableaux, signée Albert Willemetz et Mouézy-Éon, sur une musique de Joseph Szulc. Mise en scène par A. Dechamps et portée par l’orchestre de Fernand Masson (Opéra-Comique), elle triomphe au Théâtre du Châtelet où elle reste quinze mois à l’affiche — un succès considérable pour l’époque. Sur scène, Violette Fleury incarne Sidonie, Bach, immense vedette comique du temps, campe Chabichou, et M. Genio joue Abd el Kader.

L’action s’ouvre à Paris, en 1840. Armand Desormaux, jeune peintre épris de la volage Séraphine, est appelé à partir sept ans à la guerre d’Algérie. Il rechigne à quitter son amour et sa vie parisienne. C’est alors que Sidonie, sa blanchisseuse, amoureuse de lui en secret, décide de tout bouleverser : pour l’aider elle se travestit en homme, prend sa place et s’enrôle à sa place.

En parallèle, l’opérette suit Chabichou, porteur d’eau du quartier, sorte d’Arlequin moderne : personnage tendre et burlesque, lui aussi pris dans les filets du désir et de la jalousie.

Le second acte transporte le public dans une Algérie de théâtre, fantasmée et codée par l’imaginaire colonial du temps. Tandis que le maréchal Bugeaud mène la conquête, Abd el Kader est présenté comme le chef redoutable de la résistance. Dans ce décor d’“exotisme militaire”, Sidonie révèle des qualités de combattante hors pair : ses exploits lui valent d’être promue et de recevoir le surnom de sergent Panache, qui donne son titre à l’œuvre.

C’est là qu’elle retrouve Armand, finalement engagé lui aussi après avoir été rejeté par Séraphine. Sans reconnaître celle qui l’a sauvé, Armand noue avec le sergent Panache une fraternité d’armes sincère.

L’épisode central — et le plus mélodramatique — survient lors d’une attaque menée par Abd el Kader : Armand est fait prisonnier, Sidonie tente de le délivrer, mais se retrouve capturée à son tour. Les deux sont condamnés à mourir, attachés face à la bouche d’un canon. Dans cette imminence, Sidonie avoue son amour ; Armand, bouleversé, le lui rend enfin. Au dernier instant, un retournement digne du théâtre populaire sauve les héros : le cheikh Mouloud surgit, déjoue l’exécution et libère les amants.

Travestissement comique, romance contrariée, héroïsme militaire et exotisme de convention : Sidonie Panache condense tous les ressorts de l’opérette de la Belle Époque. Son triomphe scénique — ces quinze mois d’euphorie au Châtelet — appellera presque naturellement une adaptation au cinéma dans les années 1930.

Et là, vous allez peut-être vous dire : d’accord, mais quel rapport entre cette opérette légère, Antonin Artaud, le soufisme et Éric Zemmour ? Patience : nous allons démêler les fils de cette petite enquête, étape par étape.

Les frères Nalpas : au croisement d’Artaud, du cinéma populaire et de Sidonie Panache

Pour comprendre le lien singulier qui unit Sidonie Panache à Antonin Artaud — et, plus largement, les raisons de sa brève carrière cinématographique des années 1920-1930 — il faut d’abord éclairer la place occupée par Louis et Alex Nalpas, deux cousins dont l’importance reste souvent sous-estimée.

Nés à Smyrne/Izmir (Louis en 1884, Alex en 1887), les frères Nalpas deviennent des figures essentielles du cinéma français de l’entre-deux-guerres. Leur trajectoire industrielle et artistique est remarquable en elle-même, mais elle l’est d’autant plus qu’ils sont les cousins germains d’Antonin Artaud par la branche maternelle. Sans eux, la présence d’Artaud dans le cinéma muet puis parlant serait probablement restée marginale, voire inexistante.

C’est grâce à Louis Nalpas qu’Artaud fait ses débuts à l’écran. Producteur influent, directeur artistique des Cinéromans, Louis participe activement à structurer le cinéma muet français. En 1919-1920, il fonde avec Serge Sandberg les studios de la Victorine à Nice, conçus comme une  »Californie à la française » appelée à devenir un pôle majeur de production nationale.

Louis ouvre les portes du plateau à Artaud, lui permettant d’obtenir ses premiers rôles, notamment dans Surcouf (1924-1925) de Luitz-Morat, dont il supervise la direction artistique. C’est également par lui qu’Artaud rencontre Abel Gance, qui lui confiera l’un de ses rôles les plus marquants : Jean-Paul Marat dans Napoléon (1927), sommet de sa carrière cinématographique.

À l’opposé du raffinement artistique de son frère, Alex Nalpas construit son succès dans le cinéma commercial. Il crée d’abord Les Élégances parisiennes, courts métrages mensuels dédiés à la mode et au luxe, avant de devenir, dans les années 1930, l’un des producteurs les plus actifs du cinéma de comédie et de boulevard.

Alex Nalpas

Sa société, Les Films Alex Nalpas, fournit au public un flot régulier de vaudevilles filmés et de comédies à succès, souvent réalisés par Henry Wulschleger et portés par la star Bach. C’est dans ce contexte qu’Alex entreprend d’adapter au cinéma l’opérette Sidonie Panache. Le film (1934), comédie militaire légère, nécessite un Abd el Kader aussi pittoresque qu’efficace.

Alex propose alors le rôle à son cousin Antonin Artaud, qui traverse une période de difficultés financières. Artaud accepte par nécessité — et par fidélité familiale — malgré le caractère caricatural du personnage et l’idéologie coloniale du récit, qui ne correspondent en rien à ses convictions.

 

Artaud, Abd el-Kader et la Smala : un tournage au bord du désert

Si une grande partie du film Sidonie Panache fut tournée au Studio Pathé-Natan de la rue Francœur, la séquence consacrée à la bataille de la Smala devait l’être en Algérie, sur les véritables lieux de l’affrontement. Antonin Artaud, chargé d’incarner l’émir Abd el-Kader, était donc attendu pour ce tournage en extérieur.

Depuis plus de dix ans, Abd el-Kader menait une résistance acharnée contre l’expansion française en Algérie. Le maréchal Thomas-Robert Bugeaud, gouverneur militaire, avait pour objectif de mettre fin à cette opposition. L’attaque de la Smala — ou combat de Taguin — menée le 16 mai 1843, restait encore, dans les années 1930, une victoire emblématique constamment mise en avant par la mémoire coloniale.

La presse de l’époque souligne l’ambition exceptionnelle du projet. Les décors étaient prêtés par la Comédie-Française. On évoque la confection de six mille costumes et, comme le révèle Comœdia dans son édition du 2 septembre 1934, trois mille figurants furent mobilisés pour la seule scène de la prise de la Smala. »

Plusieurs facteurs expliquent cette démesure : d’abord une intention nationaliste, le film cherchant à valoriser les colonies françaises et leur supposée grandeur ; ensuite la volonté d’en faire un divertissement populaire porté par sa vedette, Bach, capable de rassembler un large public ; enfin, l’attrait alors très fort pour les tournages en Afrique du Nord, dont le climat, la lumière et les vastes paysages offraient des conditions idéales pour filmer de grandes scènes en extérieur, difficiles à reproduire en studio.

Pour comprendre comment s’est réellement déroulé le tournage de Sidonie Panache en Algerie, nous avons la chance de disposer du témoignage direct du reporter A. P. Barancey, envoyé spécial sur place et témoin privilégié de chaque étape de l’aventure algérienne de l’équipe. Il raconte que la troupe a quitté Alger à 11 heures du matin, empruntant, avec un convoi d’automobiles, une route bordée de vergers de pêchers, de citronniers et de cerisiers. Plus loin, sur les pentes de l’Atlas, se dessinaient des cyprès, des aloès et de grands cactus. « Voici les gorges de la Chiffa aux flancs rocheux fleuris de lauriers roses ; un peu d’eau verte écume au creux d’un précipice ; des singes familiers accourent, dévorent les cerises de Florelle. Médéa… l’air brûle, chargé de senteurs d’orangers, de jasmin, de glycine. Doghari… traversée des hauts plateaux aux rochers violets. Djelfa… Vingt-trois heures, nous voici à Laghouat, après cinquante-trois heures de route, sans désemparer, depuis Paris. Cris et acclamations. La troupe de Wulschleger est attendue avec impatience. » (A.-P. Barancy,  Sur les pistes sud-algériennes, à la suite de Bach et Florelle, Pour Vous, n°295, 12 juillet 1934)

Ce séjour à Laghouat peut aujourd’hui être situé avec précision grâce à une carte postale reproduite par Mme Florence de Mèredieu dans son ouvrage Antonin Artaud voyages. Parmi les 57 cartes postales qu’elle publie — prêté à elle par Serge Malausséna, son neveu, avec qui elle était proche dans les années 1990 (voir L’Affaire Artaud, éd. Fayard) — quatre proviennent d’Algérie, dont une expédiée depuis Laghouat. Le 21 juin 1934, Antonin Artaud y envoie en effet une carte postale de l’hôtel Transatlantique : « Bien arrivé au but. Voici une vue de l’hôtel où j’habite au milieu du désert en plein Sahara. Nanaqui » Aujourd’hui, l’ancien hôtel Transatlantique porte un nouveau nom : l’hôtel Marhaba, situé — hasard révélateur — au 77 boulevard des Martyrs, comme si l’itinéraire d’Artaud, sans jamais le dire ouvertement, trouvait là une résonance discrète.

Le biographe d’Artaud, Jean-Louis Brau, a tenté en 1969 de retrouver des traces du séjour algérien du poète. Comme il l’explique dans sa biographie, ses recherches ne lui permirent que de rencontrer un ancien serveur de l’hôtel, qui se souvenait de l’équipe du film : « Il évoqua une excursion des acteurs dans le djebel Milok, creusé d’une curieuse cuvette elliptique, et la réception de quelques-uns d’entre eux par Si-Ferhat, chef de la confédération des tribus Larbaâ. »

Concernant le film lui-même, malgré les démarches entreprises pour le consulter, je n’ai pu, au moment où j’écris ces lignes, accéder qu’aux dossiers et aux photographies de tournage conservés à la Cinémathèque française. Pour apprécier l’œuvre et le jeu d’Artaud, le témoignage de Brau demeure donc précieux. Il écrit : « Ce film, plus que mauvais, dans lequel la caméra s’attarde beaucoup plus sur la trogne hilare du comique troupier Bach que sur les paysages algériens, contient une scène intéressante pour la compréhension du jeu d’Artaud : l’agitation, le roulement des yeux de l’émir lors de la prise de sa smalah, tournée au milieu d’un grand déploiement de figurants, six mille figurants, parmi lesquels les hommes du 1er régiment de chasseurs d’Afrique. »

À cela s’ajoute le regard de l’envoyé spécial du magazine Pour Vous, M. Barancy. S’appuyant sur les notes de campagne du duc d’Aumale, il décrit ainsi la figure d’Abd el-Kader telle que le film entend la représenter : « Abd el-Kader, au regard pénétrant et fascinateur, cavalier accompli, de voix harmonieuse, régnait sur les Hachems, Flittas et Kabyles qui le considéraient comme un être surhumain. Il paradait au milieu des balles avec un calme insolent. Ce rôle avantageux est dévolu à Antonin Artaud. Visage foncé, yeux bleus fulgurants, il réalise le type du Berbère des Hauts Plateaux. » (A.-P. Barancy, op. cit.)

Rôle avantageux ? Voyons cela… 

Pour mesurer l’ampleur de la bêtise de ce film et le rôle humiliant qu’on a imposé à Artaud pour qu’il puisse simplement manger, je reproduis ici un extrait du “roman du film” tel qu’André Romane l’a rédigé — un texte que j’ai eu la chance, ou plutôt la malchance, de dénicher :

 « Puis il gourmande ses gardiens :

Chabichou — Ne me pouchez pas ! galapias, mal blanchis, têtes de chinge.

L’Émir Abd el-Kader (surpris) — Quel langage parles-tu ?

Chabichou — Le mien.

L’Émir Abd el-Kader — Tu es Français ?

Chabichou — Mieux que cha : Auvergnat de Chaint-Flour.

L’Émir Abd el-Kader — Pourquoi es-tu venu dans ce pays ?

Chabichou — Ah ! pas de bonne grâce, fouchttra ! Mais je m’en irais bien tout cheul, chi vous voulez me le permettre.

L’Émir Abd el-Kader — Pourquoi as-tu revêtu ce costume arabe ?

Chabichou — Pour que les chameaux de votre pays ne me crachent pas à la figure.

Au pied de l’estrade somptueusement tapissée où siègent l’Émir Abd el-Kader et son entourage de grands chefs, Salomon se dresse, tel le reptile qui va mordre.

Salomon — Mensonge !

Puis, se prosternant servilement :

Salomon — Écoute-moi, lumière du ciel, cet homme est venu t’espionner. »

Car oui : ce film est tellement bardé de références racistes et antisémites (le traître juif Salomon, avide d’argent) que, par moments, on a l’impression du moins dans sa version romanesque de lire le script d’un épisode de South Park. Et il serait peut-être temps, un jour, de se pencher sérieusement sur la question de qui a financé cette superproduction, et de se demander si, derrière, ne se profilaient pas certains des mêmes réseaux qui, le 6 février 1934, ont tenté de faire vaciller la République lors de la grande émeute antiparlementaire — ces milieux nationalistes et  »antiparlementaires » qui, quelques années plus tard, n’hésiteront pas à se rapprocher de l’idéologie nazie ou à collaborer ouvertement avec elle. Et — oups, détail révélateur — n’est-ce pas en pleine Occupation, autour de 1941-1942, qu’on a projeté à Ville-Evrard L’Enfant de ma sœur, réalisé par Henri Wulschleger, film qu’Artaud, alors même qu’il y jouait, avait refusé de voir, le jugeant trop mauvais ?

(Note de precision: Il s’agit du roman du film tel que nous l’avons consulté à la Cinémathèque française. Précisons toutefois, pour ne pas être injuste, que le scénario n’était pas écrit par André Roman donc pas forcément identique, puisqu’il avait été adapté d’un livret de Félix Celval et René Pujol, et que les dialogues du film étaient signés Henri Jeanson.)

Je ne pense pas qu’Artaud, qui venait tout juste de publier Héliogabale ou l’anarchiste courroné, aurait défendu un tel film. D’ailleurs, dans les lettres qu’il envoie depuis l’Algérie, il n’en parle presque jamais — peut-être parce qu’il n’était pas fier du projet — et se concentre plutôt sur les impressions profondes que ce voyage lui a laissées. Là-bas, écrit-il à propos de Laghouat, il avait le sentiment d’avoir  »plongé cinq cents ans en arrière’‘, dans une ville éloignée de la civilisation européenne. C’était la première fois qu’il quittait véritablement le monde occidental. Le progrès n’avait pas encore tout effacé : les habitants vivaient  »comme nous ne vivons plus ». Ils semblaient heureux.  

Ce voyage, poursuit-il, l’aide à comprendre par les nerfs, par la  »zone énergétique de l’âme », que tout  »n’est qu’une illusion à laquelle l’esprit abusé consent ». C’est alors qu’on devient, écrit-il ailleurs, un véritable  »voyageur de la mort », celui qui apprend à se défaire de tout, à s’alléger du monde pour mieux en traverser les mirages. L’expérience du désert semble avoir fait naître chez lui une forme de maîtrise dans la déroute : une manière de marcher au bord de l’effondrement en y trouvant paradoxalement une force intérieure.

Dans une lettre adressée à Cécile Denoël durant l’été 1934, Artaud décrit avec intensité ce qu’il vit alors : « On pense à vous à Laghouat, dans la tente du caïd du pays, devenue la tente d’Abd el-Kader, au milieu des Arabes hurleurs et qui se disputent avec de grands cris, et surtout des paysages nus et terribles, qui portent bien et comme une force ce qui, pour nous, est de l’accablement. Mais on espère s’enfoncer encore dans le désert et revoir votre image dans un mirage d’oasis. »

Début juillet, Artaud est à Alger. Depuis la ville, il envoie trois cartes postales : deux, datées des 3 et 10 juillet, adressées à sa mère, et une troisième à sa sœur. Cette dernière reproduit la peinture d’Ange Tissier intitulée : Le prince-président de la République rend la liberté à Abd-el-Kader. Château d’Amboise, 16 octobre 1852, aujourd’hui conservée au Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon. Ça aurait été plus drôle s’il avait envoyé une carte postale montrant le tableau du peintre François Théophile Étienne Gide (1822–1890), dit Théophile Gide, qui a représenté le même thème et qui était, de surcroît, un parent du côté paternel d’André Gide.

Mais si cette escapade en Algérie l’a profondément fasciné, elle ne fut pas sans difficultés, en raison de ses problèmes de drogue et de sa souffrance physique et mentale. Le séjour s’avéra éprouvant : le 20 d’août, Artaud confie à Jean Paulhan qu’il n’a rien réussi à écrire sur place. Le climat l’a plongé dans un état de dépression qui l’a rendu incapable de travailler. Il écrit : « Je ne me suis retrouvé que sur le bateau, au retour en France. Pays merveilleux, l’Algérie, et le désert surtout, mais pays terrible pour les nerfs d’un homme comme moi. J’ai eu du mal à sortir de l’ébranlement qu’il m’a causé. » (VII, 153) Cette phrase résume toute l’ambivalence du voyage : une révélation puissante, presque initiatique, mais qui laisse Artaud brisé, secoué jusqu’au fond de ses nerfs.

De Sidonie Panache à Zemmour : un siècle de récits coloniaux

Que des idées pro-coloniales aient circulé dans des films comme Sidonie Panache dans les années trente, et qu’elles aient servi de propagande, n’est certes pas justifiable ; mais cela peut s’expliquer par le contexte politique et idéologique d’une époque où la France a failli basculer dans un coup d’État militaire (la tentative du 6 février 1934), stimulé par l’essor du nazisme voisin et par les ligues d’extrême droite qui menaçaient la République. En revanche, qu’un siècle plus tard ces mêmes représentations continuent de se diffuser dans l’espace médiatique — et qu’elles tendent même à s’y normaliser — c’est-à-dire qu’elle continue de nous présenter la France coloniale façon Bigeaud : une France qui serait venue apporter les Lumières françaises, les principes de liberté, d’égalité et de fraternité à des  »sauvages » autochtones prétendument sans culture.  voilà qui devient véritablement préoccupant.

Avant d’examiner les déclarations de l’essayiste — et ancien candidat à l’élection présidentielle — Éric Zemmour, il est nécessaire de rappeler qui furent les protagonistes de la bataille de la Smala et voir réellement qui est l’homme cultivé, et qui le  »sauvage » ?

Vie et œuvre du prétendu sauvage Abd el-Kader

Abd el-Kader (ʿAbd al-Qādir ibn Muhyî al-Dīn) naît le 6 septembre 1808 à El Guetna, village de l’Oued el-Hammam situé à environ 28 km de Mascara, en Algérie. Il est issu d’une famille maraboutique et chérifienne — héritière des “chorfa” (descendants du prophète Mahomet) et rattachée à la tribu des Hachem. Son père, le cheikh Muhyî al-Dîn, est muqaddam d’une zaouïa affiliée à la confrérie soufie Qadiriyya, et lui donne une éducation rigoureuse tant religieuse que spirituelle. Selon la légende, il sait parfaitement lire et écrire dès l’âge de cinq ans. On raconte qu’à quatorze ans, il reçoit le titre de hafiz, pour avoir mémorisé l’ensemble du Coran. À dix-sept ans, il effectue son pèlerinage à La Mecque, puis voyage également en Syrie et en Égypte. C’est au cours de ce périple qu’il fréquente des maîtres soufis. 

Abd-el-Kader revient du pèlerinage en Algérie en 1827. C’est l’année même du conflit qui éclate entre la France et le dey Hussein. En juillet 1830, après la prise d’Alger par la France, le père d’Abd el-Kader appelle au jihad, la lutte contre l’envahisseur, et désigne son fils de vingt-cinq ans — pourtant destiné à devenir un homme de lettres — comme commandeur des croyants. Il va unifier la résistance et en devenir la figure centrale. Il enseigne aux populations ce qu’est une nation et ce que signifie l’indépendance. Quelques années plus tard il écrira à Mgr Dupuch : « Je ne suis pas né pour devenir un homme de guerre, du moins, pour porter les armes tout au long de ma vie. Je n’aurai pas même dû l’être un seul instant… Je voudrais du moins redevenir, avant de mourir, un homme d‘études et de prières, il me semble et je le dis du fond de mon cœur que, désormais je suis mort à tout le reste. »

En 1832, les tribus de l’Oranie lui prêtent serment : Abd el-Kader devient alors émir, un titre qui lui confère à la fois une autorité politique et un prestige spirituel. Il exige de ses soldats qu’ils soient instruits et transporte sur les terrains de guerre une vaste bibliothèque qu’il avait rassemblée à Tagdemt.

Dès le début de son combat, il adopte une conduite résolument chevaleresque : il ordonne que les prisonniers soient décemment vêtus, soignés lorsque nécessaire, et nourris comme ses propres soldats. Il avait même accepté, en principe, l’envoi par l’Église d’un aumônier pour accompagner les prisonniers chrétiens tombés entre ses mains. Son armée comptait un médecin compétent, auquel il fournissait tous les médicaments indispensables. Et lorsqu’il estimait ne plus pouvoir nourrir correctement ses prisonniers, il les libérait sans aucune contrepartie. Des années plus tard, l’emir écrira au roi Louis-Philippe : « Nous n’avions établi aucune différence entre les prisonniers et nos troupes en ce qui concerne la nourriture et le couchage ; bien plus, ils avaient le privilège d’avoir de la viande, du café et autres choses de faveur. » 
Il y aurait presque de quoi rêver : près de deux siècles plus tard, si nos pays occidentaux soi-disant “évolués”, toujours prompts à s’autoproclamer humanistes et démocratiques, prenaient enfin exemple — dans des conflits comme celui de la Palestine — sur les tribus nomades musulmanes d’Abd el-Kader. À son époque, avec un mode de vie modeste, presque ascétique, et une fidélité inflexible à ses principes, l’Émir inspirait le respect aussi bien de ses partisans que de ses ennemis.

Et qu’on ne dise pas — comme le répètent à l’envi certains chroniqueurs de plateau, toujours prompts à caricaturer toute nuance — que la critique ne viserait que les gouvernements occidentaux : sur la question de la liberté religieuse, l’Algérie actuelle s’éloigne tout autant de l’esprit d’Abd el-Kader. L’Ordonnance 06-03 (2006) restreint sévèrement l’exercice des cultes non musulmans et prévoit des peines de prison pour quiconque tenterait de convertir un musulman — un dispositif qui verrouille la circulation des croyances, à mille lieues de l’ouverture, de la protection et de la tolérance que l’Émir avait incarné. Dans son ouvrage Lettre aux français, l’Emir écrira : « Si les musulmans et les chrétiens avaient voulu me prêter leur attention, j’aurais fait cesser leurs querelles: ils seraient devenus extérieurement et intérieurement des frères».

Bref, fin de la parenthèse : recentrons-nous sur son histoire: Le 16 mai 1843, à Taguin, près de Laghouat, le duc d’Aumale s’empare de la Smala, la capitale mobile de l’Émir. Le 21 décembre 1847, Abd el-Kader se rend à la France. On lui avait alors promis, en échange de son renoncement à toute nouvelle révolte, qu’il ne serait pas emprisonné. Cette promesse ne sera pas tenue : il est incarcéré et sa santé décline. Plusieurs personnalités, dont Victor Hugo, se mobilisent alors pour sa libération. Après cinq années de captivité en France, il est finalement relâché le 16 octobre 1852 par Napoléon III.

Malgré cet écart, Abd el-Kader demeure fidèle à ses principes d’ouverture. Dans la biographie d’Abd el-Kader publiée en 1853 par Eugène de Civry, on raconte que, lors de sa libération, il fit halte à Lyon et y rencontra l’archevêque Louis-Jacques-Maurice de Bonald pour un long échange sur la religion. Il aurait ensuite exprimé son admiration pour la cathédrale de la ville.

Avec sa famille, il passe ensuite deux ans à Bursa, en Turquie, puis, à la suite d’un violent tremblement de terre, il s’installe définitivement à Damas, où il consacre l’essentiel de son existence à la contemplation, à l’enseignement et à l’approfondissement spirituel.

Tout aurait pu en rester là si, en juillet 1860, un violent conflit n’avait pas éclaté au Liban entre Druzes musulmans et chrétiens maronites. Environ trois mille chrétiens sont massacrés, mais Abd el-Kader, grâce à son influence et à son autorité morale, monte à cheval et, au péril de sa propre vie, parvient à sauver un grand nombre d’entre eux d’un massacre certain. « Ce que j’ai fait en faveur des chrétiens, je l’ai fait à cause de la loi musulmane et des droits de l’humanité (huqûq al- insâniyya) », écrira plus tard pour expliquer son acte.

Après cet épisode, Abd el-Kader devient, à sa manière, une figure presque mainstream — du moins autant qu’on pouvait l’être au XIXᵉ siècle. La reconnaissance officielle suit : grand-croix de la Légion d’honneur, puis une décoration du pape. Sa renommée franchit rapidement les frontières du monde méditerranéen : Abraham Lincoln lui-même lui offre une paire de pistolets Colt gravés.

En 1863, lors d’un second pèlerinage, il rencontre à La Mecque le maître Sidi Muhammad al-Fâsî, de la voie Shâdhiliyya, qui lui dit : ‘‘Cela fait vingt ans que je t’attends.’’ Sous la guidance de ce sage, Abd el-Kader entreprend une retraite dans la grotte du mont Hirâ, lieu de la première révélation coranique. Il en ressort profondément transformé, “libéré de l’emprise de l’ego”, ayant atteint — selon ses disciples — le degré d’illumination suprême de l’Insân al-Kâmil, l’Homme universel de la tradition soufie. 

Devenu cet homme, il confirme son retrait de la politique. Cette ouverture affirmée, les années précédentes, envers l’Occident, ajoutée à son refus de prendre position face à la révolte de Mokrani malgré l’implication de l’un de ses fils, ne lui valut toutefois pas que des amis en Algérie.

À sa mort, en mai 1883, les interprétations les plus contradictoires s’affrontent déjà. Ce qui frappe chez l’Émir Abd el-Kader, c’est que chaque camp projette sur lui deux visions opposées. Du côté français, certains le décrivent comme un ennemi dangereux, attaché à des structures  »arriérées », tandis que d’autres le considèrent comme un adversaire digne, discipliné, presque un partenaire potentiel pour une pacification durable. Du côté algérien, la division est tout aussi nette : pour certains chefs tribaux, il incarne un modernisateur trop ambitieux, prêt à centraliser le pouvoir et à transformer les équilibres traditionnels ; pour d’autres, il demeure le seul capable d’unifier les tribus face à l’avancée coloniale.

Ces fractures se prolongent dans les jugements : sauveur pour les uns, traitre pour les autres ;  »civilisé » pour certains,  »sauvage » pour d’autres ; penseur universaliste et humaniste pour les uns, opportuniste pour les autres. Pris au centre de ces lectures contradictoires — comme Mandela entre Afrikaners et militants radicaux, Abd el-Kader avance dans un espace où chaque décision rassemble autant qu’elle divise. 

Pourtant, certaines critiques affirmant qu’il se serait “vendu” aux Français sont injustes et largement exagérées. S’il a effectivement conclu, comme cela se faisait à l’époque, des accords avec la France — obtenant de simples pensions d’État pour permettre à lui et à sa famille de survivre en dehors de l’Algérie, où il n’avait plus le droit de séjourner, et pour mettre fin à des guerres interminables qui causaient plus de pertes qu’autre chose — Abd el-Kader a toujours mené une vie modeste, n’a jamais renié sa foi et n’a jamais travaillé au service du pouvoir français.

Mais ce qui nous intéresse ce n’est pas l’homme mais cet aura qu’il a laissé. Progressivement, aux yeux de certains poètes, Abd el-Kader commençait à prendre une dimension symbolique, parfois même mythique. Victor Hugo déjà avait vu en Abd el-Kader une figure admirable, qui dépasse la simple opposition coloniale pour devenir symbole universel. Dans son poème Orientale (inclus dans Les Châtiments, 1853), Hugo décrit Abd el-Kader dans les termes suivant : « Lui, le sultan né sous les palmes, / Le compagnon des lions roux, / Le hadji farouche aux yeux calmes, / L’émir pensif, féroce et doux ; »  Le 2 juillet 1869 Arthur Rimbaud âgé de 14 ans et élève au collège de Charleville va écrire son premier grand poème intitulé Jugurtha en éloge à l’Emir Abd el Kader .            

Même si l’Émir n’a pas soutenu l’Insurrection du Mokrani en 1871 — peut-être pour préserver ses maigres privilèges, entretenir son aura, ou simplement parce qu’il doutait de son efficacité et voulait éviter de nouvelles pertes — le vieux soufi, vivant depuis longtemps à Damas et lié par la parole donnée de ne plus se mêler de politique, n’y était pas pour autant opposé, contrairement à ce qu’on a souvent affirmé. Ce qui est certain, en revanche, c’est que même moins héroïque le maintien de son image d’homme de paix a, symboliquement, davantage servi la cause de la future indépendance algérienne que s’il avait pris parti dans un conflit interne qui n’aurait fait que fragmenter encore davantage les forces en présence.

Un siècle plus tard, dans un climat intellectuel américain encore traversé par cette mémoire — et par l’estime que Lincoln avait manifestée envers Abd el-Kader — John F. Kennedy salue à son tour les combattants algériens comme des ‘‘freedom fighters’’, affirmant que la force la plus puissante au monde n’est ni le capitalisme ni le communisme, mais le désir des peuples d’être libres et indépendants. De la même manière que Gandhi a profondément marqué les esprits et offert au monde une autre image de l’Inde, Abd el-Kader a contribué, par son parcours et son aura, à transformer durablement la perception de l’Algérie.

Qu’on admire Abd el-Kader ou qu’on le critique — pour de bonnes ou de mauvaises raisons — il n’est en aucun cas la caricature d’homme cruel, raciste et violent que présente le roman du film Sidonie Panache : « Barbe courte et noire, les yeux bleus largement fendus et d’un éclat fascinant, le geste rare, la voix douce, la parole mesurée, Abd-el-Kader, assis au fond de la tente, s’entretenait avec plusieurs chefs de tribus, déférents, et comme lui enveloppés de burnous à la blancheur immaculée. Les bras liés derrière le dos, Salomon, vêtu à l’orientale, fut amené devant lui. Sans qu’on l’y contraignît, le juif se jeta aux genoux de l’émir. La frayeur emplissait ses prunelles ; sa face était livide et tout son corps tremblait.

— Un espion, sans doute, dit l’émir.

— Ach ! misère ! gémit l’Israélite. Espion, moi, Salomon ! Jamais, parce quoi je viens, au contraire, proposer à Votre Hautesse mes humbles services… que je puis… beaucoup, je t’assure…

L’émir, impassible, écoutait en caressant sa barbe.

— Tu sais le sort que je réserve aux prisonniers ? demanda-t-il.

Le juif se tordit dans ses liens, et objecta :

— Mais jé né suis pas… Jé suis véneu de mon plein gré… Moi, malheureux ver de terre, parce quoi, jé peux te rendre des grands, très grands services.

— De quel pays es-tu ? interrogea Abd-el-Kader.

— Je suis né en France, mais de parents palestiniens. La Palestine… seigneur… la Judée… presque l’Arabie.

Cette assimilation arbitraire entre les deux races sémitiques qui se haïssent et se méprisent réciproquement fut sans doute jugée outrageante par l’émir.

— Qu’on lui inflige le châtiment habituel ! dit-il d’une voix égale.

L’hébreu se courba comme s’il eût voulu frapper la terre du front, voire se dissoudre en elle.

— Je suis un insecte sous l’astre de tes regards. Ô juste, bon, victorieux, couvre-moi de ta clémence. Jé té vénérerai comme mon père et ma mère… et tu y gagneras, seigneur, parce quoi jé sais, jé vu sans qué personne mé remarque…

Abd-el-Kader sembla réprimer un haut-le-cœur de dégoût. Il se leva, vint au juif que cette fois, s’abaissant contre le sol. Le chef arabe le considéra un instant puis, pour bien marquer son mépris, essuya la semelle de ses babouches brodées d’or sur le dos de l’hébreu.

— C’est bien, dit-il ensuite, je consens à te laisser la vie.

Salomon, aussitôt, se redressa à demi, radieux, afin de remercier l’émir. Mais, hélas ! celui-ci ordonnait : — Qu’on l’emmène et lui donne trente coups de tchibouk sur la plante des pieds.

Les gardes noirs se précipitèrent sur Salomon, le remirent brutalement debout et, tandis qu’ils l’entraînaient, le youdi suppliait encore : — Ah ! misère ! Au secours ! Jé suis un pauvre homme… jé suis ton plus fidèle serviteur… Pitié ! non, non !

La bastonnade subie, — ô souvenir affreux, rappel d’une douleur lancinante et qui portait au cœur, — il s’était, sur les genoux et les mains, traîné hors de la smâla jusqu’à cet abri de buisson où il avait perdu connaissance. » 

Et avant qu’on n’entende, dans la bouche de certains immenses ‘‘philosophes’’ de plateau, que la description que nous faisons d’Abd el-Kader serait une mystification digne d’un régime nord-coréen, ou qu’elle sortirait des officines soi-disant ‘‘terroristes’’ — ‘‘libértalislamo-gauchardes’’, ‘‘melanchono-racisto-universalistes’’ ou encore des fameux ‘‘satano-mao-trotsko-néonazïdes d’extrême-droite-de-gauche’’ qu’on agite comme des fantômes sur les pistes de dressage télévisées — rappelons simplement ce qu’en disait son principal adversaire sur le terrain : le vrai général Bugeaud : « Abdelkader était un homme de génie… certainement l’une des plus grandes figures de notre époque…c’est un ennemi actif, intelligent et rapide, qui exerce sur les populations arabes le prestige que lui ont donné son génie et la grandeur de la cause qu’il défend ; c’est beaucoup plus qu’un prétendant ordinaire, c’est une espèce de prophète; c’est l’espérance de tous les musulmans fervents » (in : Amar Khodja, L’Émir… éditions Alpha, 2007, p.180).

Vie et œuvre du prétendu civilisé Thomas-Robert Bugeaud

À la différence d’Abd el-Kader, qui chercha à limiter les violences et à structurer une résistance fondée sur une éthique guerrière, Thomas-Robert Bugeaud incarne, au cœur de la conquête de l’Algérie, une toute autre logique : non celle d’une stratégie militaire classique, mais celle d’une politique de terreur méthodiquement organisée contre les populations civiles. Sous son commandement, la “pacification” devient un programme systématique de razzias, d’incendies, de villages effacés de la carte, de récoltes incendiées et de terres ravagées pour affamer les tribus. 

Bugeaud théorise lui-même cette guerre totale : priver les habitants de toute ressource, abattre les arbres, empêcher les semailles ou encore, selon ses propres mots, « les exterminer jusqu’au dernier ». Il reconnaît d’ailleurs sans détour la violence extrême de ses méthodes : « Nous avons beaucoup détruit ; peut-être me traitera-t-on de barbare. Mais je me place au-dessus des reproches de la presse, quand j’ai la conviction que j’accomplis une œuvre utile à mon pays. »

Mais les crimes les plus abjects demeurent les enfumades, ces opérations qui consistaient à asphyxier dans leurs grottes des civils réfugiés, en allumant des brasiers aux entrées pour transformer les cavernes en chambres de mort. Après la première enfumade de Cavaignac, Bugeaud ordonna cyniquement : « Enfumez-les à outrance comme des renards ». À cette barbarie s’ajouta l’emmurade d’Aïn Merane, en août 1845, où le colonel Saint-Arnaud fit sceller vivantes plus de cinq cents personnes dans une grotte, se vantant d’avoir créé “un vaste cimetière” sous la terre.

Si l’on doit juger l’ampleur de ces crimes, il est difficile de ne pas évoquer — avec toute la prudence et la rigueur historique nécessaires — les résonances qu’ils entretiennent avec d’autres moments tragiques du XXᵉ siècle. Les enfumades, en particulier, rappellent par leur mécanisme même certaines pratiques d’extermination utilisées bien plus tard par des régimes criminels tels que le nazisme : tuer collectivement, dans un espace hermétiquement clos, des femmes, des enfants et des vieillards par l’accumulation de fumées ou de gaz mortels. 

Déjà à l’époque — bien avant Sidonie Panache, dont les auteurs le présentaient comme un libérateur — l’indignation fut immédiate : journaux français et étrangers, parlementaires, écrivains comme Lamartine ou Victor Hugo dénoncèrent des crimes « d’une cruauté inexplicable » et « les Arabes fumés vifs ». Cette mémoire demeure vive : en décembre 2023, Paris a débaptisé l’avenue Bugeaud, reconnaissant que celui qu’on avait célébré comme un ‘‘pacificateur’’ fut en réalité l’un des bourreaux les plus implacables de la conquête coloniale.

Je vous laisse savourer la manière dont le roman du film Sidonie Panache érige en héros brave, décontracté et si délicieusement drôle Thomas-Robert Bugeaud/ Bigard : 

« Assis à une table encombrée de paperasses et de cartes, le maréchal Bugeaud écrivait ; Firmin, son fidèle ordonnance, se tenait debout près de lui.

— Sergent Panache ? demanda-t-il.
— Oui, monsieur le maréchal.

Un sourire bienveillant éclaira le masque plein, glabre, à peine ridé de Bugeaud, dont les yeux bleus avaient une vivacité extraordinaire.

— Mon garçon, reprit le maréchal, votre capitaine m’a parlé de vous : Panache par-ci, Panache par-là, il paraît que vous vous conduisez en héros.

— Oh ! monsieur le maréchal !

— Vous êtes un homme… vous ! énonça fortement Bugeaud.

— Oh !… un homme, monsieur le maréchal, fit Sidonie que divertissait, en son for, la drôlerie involontaire de cette opinion.

— Si, si, et je m’y connais, vous n’êtes pas une femmellette.

— Oh ! monsieur le maréchal !

— Si, si, et je m’y connais, vous n’êtes pas une femmellette. (…)

— A votre santé, sergent Panache ! dit Bugeaud, et à l’écrasement des tribus rebelles. 

 Le sous-officier balbutia un remerciement et but une borgée de fine.

— Regardez-moi ça, monologuait le maréchal, ça n’a même pas de poil au menton et c’est déjà un héros ! « Vous devez plaire aux femmes, vous ? » demanda-t-il, cordial et bourru.

— Oh ! moi… les femmes… fit Panache, avec un geste d’indifférence.

— Bien sûr, les femmes… ça ne vaut pas cher.

— Oh ! monsieur le maréchal ! répéta le sergent, trouvant la formule commode.

Et, heureux de ce qu’il prenait pour une approbation, le grand chef, après avoir asséché son gobelet, ajoutait, en confidence :

— N’est-ce pas, ça ne vaut pas cher… mais, tout de même, de temps en temps, entre deux escarmouches… la… hein ! »

Le vrai scandale n’est pas Zemmour — c’est notre silence

Le 23 octobre 2019, dans l’émission Face à l’info sur CNews, animée par Christine Kelly, Éric Zemmour déclare : « Quand le général Bugeaud arrive en Algérie, il commence à massacrer les musulmans, et même certains juifs. Eh bien moi, je suis aujourd’hui du côté du général Bugeaud. »

Que Zemmour défende, par opportunisme ou par nostalgie, une vision rétrograde de la grandeur de la France relève d’un choix idéologique — un choix que je ne partage pas, mais que je peux admettre au nom de la liberté d’expression. Ce qui devient en revanche profondément préoccupant, c’est que, tout en reconnaissant sans ambiguïté que Bugeaud a « commencé par massacrer des musulmans et des juifs », il persiste aujourd’hui à affirmer, ouvertement, sur une chaîne populaire où des Français d’origine algérienne — musulmans comme juifs — le regardent à une heure de grande écoute, et sans éprouver le moindre trouble, qu’il est « du côté du général Bugeaud ». Plus inquiétant encore : aucun journaliste ne formule la moindre objection face à de telles déclarations, contribuant ainsi à leur banalisation dans l’espace médiatique.

Commençons par l’évidence. Pour ma part, aucun objectif — quel qu’il soit — ne peut légitimer de tels moyens. On peine alors à comprendre quelle conception de la France peut se nourrir d’une admiration pour la violence de masse, la cruauté méthodique et la politique de la terre brûlée. Mais passons : admettons, au nom de cette même liberté, d’entendre ce point de vue que je ne comprends pas, et tentons malgré tout d’en saisir la logique.

Comme l’a affirmé M. Zemmour dans une émission du 6 février 2025 sur BFMTV, l’Algérie devrait “remercier” la France d’avoir été colonisée. D’après lui, avant l’arrivée des Français, le pays n’était qu’un ‘‘cloaque’’ — ce sont ses propres mots — et la colonisation aurait apporté civilisation, culture et développement. Pour justifier ces cruautés il va même jusqu’à expliquer que ni les Romains ni les Ottomans n’auraient construit le moindre pont, la moindre école, pas de chemins de fer, pas d’hôpitaux. Rien.

Déjà là, pour remettre en cause l’érudition du grand historien Zemmour — érudition qui, apparemment, justifie sa présence constante sur certains plateaux télévisés — on hésite entre sourire ou se frotter les yeux. Le premier chemin de fer date de 1825 en Angleterre, et la colonisation de l’Algérie commence en 1830. Imaginer les Romains posant des rails avant même l’invention du train exige, disons, une remarquable souplesse intellectuelle. Mais passons. Car le cœur du problème est ailleurs. 

Même si je suis français, et même si je m’oppose fermement à la dérive autoritaire et religieuse du gouvernement algérien actuel — une dérive nationaliste largement héritée d’une vision occidentalisée du pouvoir et qui n’a rien à voir avec le peuple algérien lui-même — j’aimerais qu’on m’explique au nom de quoi les Algériens, comme le prétend M. Zemmour, devraient remercier l’administration coloniale française.

Pour avoir, entre 1830 et 1930, exproprié par la répression plus de 14 millions d’hectares — soit 66 % des terres cultivables — appartenant aux Algériens musulmans ?

Pour avoir, avec le code de l’indigénat instauré entre 1870 et 1875, mis en place une justice administrative d’exception autorisant les punitions collectives, les séquestres, les internements arbitraires et des impôts coloniaux spécifiquement dirigés contre les indigènes — un système dont L’Étranger de Camus donne une illustration littéraire saisissante en exposant la dévalorisation totale de la vie d’un Arabe ?

Et pour avoir maintenu la majorité des Algériens dans la misère et l’exclusion ? La colonisation a institutionnalisé leur statut de “parents pauvres” : à la veille de l’indépendance, seuls 31 % des enfants musulmans étaient scolarisés, et en 1956 l’analphabétisme touchait 94 % des hommes et 96 % des femmes. À l’université d’Alger, on ne comptait en 1939 qu’une centaine d’étudiants musulmans, contre plus de 1 500 Algériens inscrits en métropole. Loin des discours sur la “modernisation”, la population indigène restait massivement exclue de l’enseignement et écrasée par l’impôt colonial. Comme le disait déjà un notable algérien en 1891 : « À eux les meilleures terres, les villes, les fermes. À eux tout, à nous rien. »

Oui, toutes ces infrastructures, on ne dit pas qu’elles n’existaient pas.  La vraie question, c’est : à qui servaient-elles réellement ? À la population algérienne ? Ou à l’économie coloniale ? Parce que ces routes, ces ports, ces ponts et ces voies ferrées étaient avant tout destinés à transporter le fer, le zinc, le plomb, le phosphate et toutes les richesses extraites du pays — souvent grâce au travail forcé. Sans parlé des essaie nucléaire en plein Sahara. 

Et si Antonin Artaud a encore quelque chose à murmurer à notre époque, ce n’est certainement pas pour nourrir les marottes- manies archivistiques d’un certain Ilios Chailly, occupé depuis trop longtemps à exhumer chaque miettes d’existence — ce qu’il a mangé, prononcé, respiré — lors du tournage d’un film aussi dérisoire que Sidonie Panache. Non : s’il parle encore, c’est pour rappeler ce que nous avons méthodiquement piétiné — une certaine idée du progrès, devenue aujourd’hui méconnaissable.

Ce qui restera de la pensée d’Artaud, c’est l’affirmation que l’idée de civilisation ne se fonde pas sur des structures matérielles, mais sur une compréhension intime des lois de la nature — des lois que l’humanité doit apprendre à manipuler à son avantage, tout en se reconnaissant comme une émanation vivante de cette même nature.

Cette conviction n’est pas isolée : elle trouve un écho direct dans ce qu’Artaud écrit en 1934 dans Héliogabale ou l’anarchiste couronné, lorsqu’il rappelle que les mondes prétendument “civilisés” ne se sont maintenus qu’en puisant aux sources que, justement, ils qualifiaient de barbares : « Au point de vue géographique, il y avait toujours cette frange de barbarie autour de ce qu’on a bien voulu appeler l’Empire de Rome, et dans l’Empire de Rome, il taut mettre la Grece qui a invente, historiquement, l’idee de la barbarie. Et à ce point de vue, nous sommes « , nous, gens d’Occident, les dignes fils de cette mère stupide, puisque pour nous, les civilisés c’est nous-mêmes, et que tout le reste, qui donne la mesure de notre universelle ignorance, s’identifie avec la barbarie. Pourtant, ce qu’il faut dire, c’est que toutes les idées qui ont permis aux mondes Romain et Grec de ne pas mourir tout de suite, de ne pas sombrer dans une aveugle bestialité, sont justement venues de cette frange barbare: et l’Orient, loin d’apporter ses maladies et son malaise, a permis de garder le contact avec la Tradition.»

À partir de là, il devient clair que pour Artaud, les véritables  »civilisés » ne sont donc pas ceux qui perpétuent les mirages de l’histoire occidentale, mais des hommes libérés de toute dépendance idéologique ou technologique, qui n’ont plus besoin de poursuivre l’illusion du progrès. Leur véritable évolution réside dans la préservation et la perpétuation des grands principes universels, ces principes innés à notre nature, utiles, grands et efficaces.

Cette idée se retrouve également dans son rapport aux Tarahumaras, peuple qui incarne pour lui la résistance à la corruption dite civilisatrice. Artaud rappelle ainsi que, selon leur prophétie, les Tarahumaras récupéreront leurs terres le jour où l’égoïsme et le sentiment de possessivité des Blancs auront disparu. Et c’est dans ce contexte qu’il écrit : « Quarante mille hommes vivent là, dans un état comme avant le Déluge. Ils sont un défi à ce monde où l’on parle tant de progrès parce que, sans doute, on désespère de progresser. Cette race, qui devrait être physiquement dégénérée, résiste depuis quatre cents ans à tout ce qui est venu l’attaquer : la civilisation, le métissage, la guerre, l’hiver, les bêtes, les tempêtes et la forêt (…). Si incroyable que cela paraisse, les Indiens tarahumaras vivent comme s’ils étaient déjà morts… Ils ne voient pas la réalité et tirent des forces magiques du mépris qu’ils ont pour la civilisation. Ils viennent quelquefois dans les villes, poussés par je ne sais quelle envie de bouger, voir, disent-ils, comment sont les hommes qui se sont trompés. »

Cette cohérence de pensée apparaît encore dans Les Indiens et la Métaphysique, où Artaud formule l’une de ses plus fortes intuitions sur la survie spirituelle des peuples : « Une race qui a conservé sa cohésion originelle conserve aussi sa force physique et sa pénétration d’esprit originelles, c’est-à-dire la vigueur et l’intensité de son esprit. »

Un texte magnifique, dans la continuité des Messages révolutionnaires découverts en 2009 à Cuba mais presque entièrement laissés de côté, tandis qu’on a préféré publier — en typographie “moderne” ou, par “fidélité” au soi-disant “génie d’Artaud”, en fac-similé — des milliers de notes personnelles : peut-être pas aussi délirantes qu’on le dit, mais profondément individuelles, philosophiquement moins décisives une fois parcourues et, il faut bien l’admettre, souvent répétitives. Bon, après cette petite effervescence personnelle, revenons à Zemmour.

Pour conclure, M. Zemmour — dont la conception du progrès demeure pour le moins réductrice et bornée — ne saisira sans doute pas ce que l’on tente de lui expliquer avec des mots et des idées. Essayons donc, à défaut, de solliciter un peu de sa sensibilité, en espérant que ce poème d’Abd el-Kader saura toucher la part enfouie en lui.

« Eloge de la vie bédouine

Toi qui défends l’homme, errant au pays des citadins, et qui blâme l’ami du désert, de la solitude, dénigres-tu des tentes si légères à porter et préfères-tu les maisons faites de boue et de pierres ? Si tu avais visité l’être du désert, tu m’excuserais, mais tu ne sais pas ! Et quels maux recèle l’ignorance ! Oui, si tu t’étais trouvé dans le Sahara, foulant un tapis de sable plein de gravier pareil aux perles, si tu avais visité un jardin brillant de fleurs de tous les tons, charmantes, exquises et odorantes, oui, tu aurais respiré un zéphyr doux à sentir, qui prolonge la vie et n’est pas passé sur les ordures… Nous revenons à la nuit, vers la tribu qui, déjà, a fait halte dans des lieux nets de la moindre souillure… Là, nous jetons les tentes ; en ligne, nous les dressons : la terre en est couverte comme le firmament d’astres… Nous avons vendu notre droit de cité sans retour pour la gloire ; et la gloire, on ne l’obtient pas dans les villes.. »

Traduction A. Lentin dans Demerghem, les plus beaux textes arabes, Vieux Colombier, Paris

Pour en finir avec nous-même

Bref. Le voilà, allongé sur son petit lit douillet, à se surprendre une fois de plus absorbé par Artaud et à jouer aux révolutionnaires de salon. Car, s’il était de bonne foi, M. Chailly admettrait que cela l’arrange bien : se réfugier dans Artaud tout en préservant sa petite vie confortable et conformiste, plutôt que d’affronter réellement le monde et ses urgences. Et ce n’est pas parce qu’il existe, parmi les essayistes, pire que lui — notamment ces philosophes-hommes-politiques de plateaux — que cela pourrait l’excuser. Car enfin, qu’est-ce qui compte aujourd’hui, quand on se prétend écrivain ? Raconter le séjour d’Artaud, il y a cent ans, à l’hôtel Transatlantique de Laghouat, ou tenter de faire sentir — intellectuellement et, surtout, émotionnellement — les sujets qu’on évite ? 

Le problème n’est ni l’extrême gauche, ni l’extrême centre, ni l’extrême droite ; ce n’est pas une affaire de bon ou de mauvais goût, ni même l’éternelle querelle autour de l’existence ou de la non-existence de Dieu ; le problème, c’est que selon un rapport de Oxfam publié en 2017, huit hommes détenaient « autant de richesses que les 3,6 milliards de personnes qui composent la moitié la plus pauvre de l’humanité ». Mais ça, c’était avant, aux temps où le monde était plus “juste” et “égalitaire”, puisque, aujourd’hui, un rapport 2025 du World Inequality Lab montre qu’entre 2000 et 2024, le 1 % le plus riche a capté 41 % de toute la nouvelle richesse mondiale, tandis que la moitié la plus pauvre n’en a capté que 1 %.

Au lieu que M. Zemmour continue à encenser — avec des propos empreints de nostalgie coloniale — sa “belle époque” d’il y a 150 ans sur les plateaux télévisés de M. Bolloré, s’il rêvait vraiment d’un monde meilleur, pourquoi ne s’intéresserait-il pas à ces problèmes-là ?C’est à dire aux mécanismes réels qui fabriquent l’insécurité, la misère, l’injustice ?

Comme aurait dit Shakespeare, Something is rotten in the kingdom of screens, oui : nous vivons dans un monde qui s’émeut davantage du sort du “comte de Monte-Cristo” version Sarkozy — vingt jours de prison — que de celui des civils qui meurent chaque jour, dans les zones de guerre actuelles : à Gaza, en Ukraine, au Soudan, en République démocratique du Congo, en Éthiopie, au Liban, au Nigéria, et dans tant d’autres régions du monde où les populations vivent sous les bombes, la faim, l’exil et la peur. Nous vivons dans un monde ou le spectacle a remplacé l’empathie, et le commentaire politique a étouffé la réalité humaine.

Et c’est précisément pourquoi il faut commencer à refuser de vivre dans cette époque où certains médias, au nom d’on ne sait quel malaise ou relativisme, normalisent l’inhumain et brouillent les repères essentiels. À force de banaliser les discours qui justifient l’injustifiable, on finit par éroder les valeurs les plus universelles : la dignité humaine, la mémoire des victimes, le refus absolu de glorifier les bourreaux. Quand des figures publiques peuvent se réclamer sans honte de ceux qui ont orchestré l’étouffement de familles entières, ce n’est plus seulement l’histoire qu’on trahit : c’est notre conscience collective.

Quand j’entends Zemmour, quand je vois ce à quoi — moi y compris — nous avons réduit la littérature ou la philosophie, je n’espère plus qu’une chose : la présence d’un enfant capable de hurler à nos consciences malades que César est simplement nu. Si l’Empire n’a pas encore pris fin, c’est uniquement parce que, par une étrange paresse, nous persistons à nous mentir à nous-mêmes. S’il y a quelque chose à combattre, c’est d’abord nos illusions tenaces, notre obsession d’exister sans avoir quoi que ce soit à dire, et notre propre mauvaise foi.

Annexe – Deux déserts, une même fièvre

Je souhaitais, en annexe, présenter quelques idées issues du Kitâbal-Mawâqif, le livre qu’Abd el-Kader rédigea à Damas à la fin de sa vie (1883), dans la traduction française de Michel Chodkiewicz. Ce qui m’a véritablement frappé, en le lisant, c’est à quel point certaines de ces idées résonnent avec celles qu’Artaud développe dans Héliogabale. Il me semble particulièrement intéressant de s’attarder sur ce parallélisme, d’autant plus que je ne mentionne pas Abd el-Kader dans mon ouvrage Héliogabale ou l’Alchimiste couronné.

Ajoutons à cela un autre point troublant : ce texte d’Abd el-Kader a été écrit en Syrie et, compte tenu de sa date de publication — très proche de celle du tournage du film — on ne peut pas lire la lettre d’Artaud à Jeanne Ridel du 21 juin 1934 sans tenir compte de sa théorie des pierres animées de puissances développée dans Héliogabale : « Je voulais vous écrire une lettre énergique, mais il fallait que cette énergie fût certaine et efficace : un premier contact avec ce pays extraordinaire où je viens d’arriver m’a donné, à moi, l’impression d’une pile voltaïque, d’un coup de ressac traître et profond de la mer. Ici, l’énergie est dans les pierres, non chez les gens ; mais cela même est une leçon, le premier mot, la première notion d’un immense secret, secret de force pour les forts. (…) Il faut peu de chose pour éclairer l’esprit et le remettre en face de ses vraies puissances, quand une fois on a saisi une certaine clef. »

L’infini contre les dogmes : Il ne faut pas croire en un Dieu conditionné par nos idées, notre éducation ou notre imaginaire. Son essence (Dhât) échappe à toute limite, à toute image, à toute forme, à toute croyance. Abd el-Kader critique vigoureusement les groupes religieux qui prétendent enfermer Dieu dans leurs propres conceptions et réduire l’infini à leurs certitudes.

Aucun dogme religieux ne peut être fixé une fois pour toutes : ce qui fonde son existence, c’est son utilité à un moment donné. Une loi qui était juste autrefois parce qu’elle répondait à une réalité du passé ne le sera pas nécessairement aujourd’hui. Et si les religions avaient conservé cette souplesse d’esprit et cette capacité d’adaptation, nous aurions probablement évité bien des guerres idéologiques — ces conflits inutiles nés moins de la foi que de l’entêtement doctrinal.

Ce que nous sommes appelle ce qui nous arrive : Ce qui nous est destiné naît de notre propre nature intérieure, comme la graine de citronnier qui, inévitablement, donnera des citrons. La qualité de ces citrons, en revanche, dépend de la manière dont nous les cultivons : de l’attention que nous portons à notre croissance, de ce que nous apprenons, de ce que nous acceptons de transformer.

Il nous faut donc suivre nos intuitions, nous nourrir de ce qui nous arrive et apprendre de chaque situation. Rien ne nous conduit vers un chemin qui contredirait notre nature profonde. Tout ce qui advient existe pour révéler ce que nous sommes déjà — parfois de façon inattendue, parfois à travers l’épreuve, mais toujours en accord avec l’élan intérieur qui nous guide.

C’est là que surgit un écho direct avec l’anamnèse gnostique : cette idée que la vérité ne s’acquiert pas, mais se retrouve, comme si chaque événement venait rappeler une connaissance oubliée. Le monde n’est pas un maître extérieur, mais une suite de signes qui nous reconduisent vers notre propre centre.

Cette logique de la révélation intérieure apparaît avec une grande clarté dans Héliogabale ou l’Anarchiste couronné d’Antonin Artaud, où l’empereur romain d’origine syrienne ne fait que suivre sa nature : non seulement pour se guérir vitalement lui-même — même si sa lumière l’a brûlée— mais aussi, pour guérir Rome de sa morosité. Artaud, comme les gnostiques, voit dans les gestes d’Héliogabale non une fuite, mais une réminiscence de l’être, une tentative de retrouver la part essentielle qui précède toutes les formes.

La vérité unique sous les formes multiples

Toutes les religions transmettent au fond un même enseignement : elles ne diffèrent que par le point de vue, la langue symbolique et les besoins spirituels ou sociaux auxquels elles répondent à un moment donné de l’histoire.

Cette idée rejoint de manière très précise la notion de Tradition primordiale développée par René Guénon : l’idée qu’il existe un noyau métaphysique universel, antérieur à toutes les formes religieuses particulières, dont chaque tradition n’est qu’une expression partielle et adaptée à un peuple, un cycle, un contexte. Comme chez Guénon, la différence entre les religions est donc moins essentielle qu’accidentelle : la vérité est une, les voies sont multiples.

On retrouve cette intuition dans le Tawhid soufi, dans la doctrine hindoue de la Sanâtana Dharma (la “Loi éternelle”), dans l’enseignement platonicien de l’Un, dans la “sophia perennis”, et bien sûr chez Abd el-Kader lui-même, qui voyait dans la diversité des formes religieuses autant de reflets d’une même lumière.

Deux voies vers la connaissance : Dans de nombreuses traditions spirituelles, deux voies mènent à la connaissance. Le soufisme distingue as-sulûk, la voie longue — un chemin d’effort, d’épreuves et de maturation progressive — et al-jadhba, la voie brève, ce ravissement fulgurant où l’être est saisi d’un coup par le divin. Cette dualité se retrouve dans la mystique chrétienne, entre la progression lente de la via purgativa et de la via illuminativa, et l’irruption soudaine de la via unitiva ; comme dans le bouddhisme, entre la voie graduelle et la voie subite, où l’Éveil éclate comme un éclair dans un ciel vide.

Partout, ces deux chemins coexistent : l’un façonne patiemment l’être, l’autre le transfigure d’un seul geste. Artaud, comme Héliogabale, a clairement recherché la voie la plus courte — la voie fulgurante, la jadhba occidentale — celle qui veut atteindre le centre sans circuler autour, qui brûle les étapes au nom d’une illumination immédiate.

Mais cette voie brève comporte un piège : on peut toucher l’absolu sans être prêt à le recevoir. Les maîtres bouddhistes parlent de “faux éveils”, d’illuminations prématurées où le vertige se prend pour la vision. On peut devenir un bouddha d’un instant… mais un bouddha sans socle. C’est peut-être ce qui arriva à Artaud comme à Héliogabale : ils ont voulu devenir lumière avant d’avoir construit la lampe. L’intuition était juste, mais l’incarnation restait impossible. Artaud l’a su dans sa chair que la voie la plus courte est aussi, toujours, la plus dangereuse. Celui qui sait n’a pas besoin de vision du monde invisible. Donc il n’a pas besoins de canne de Saint-Patrick.

La patience comme transformation intérieure : Être patient, c’est contraindre son âme à accueillir ce qu’elle n’aime pas, mais qui pourtant la fait grandir. La souffrance naît souvent de cette tension : accepter ce que notre désir refuse, consentir à ce que notre imaginaire ne voulait pas voir. Rien n’est intrinsèquement mauvais ; ce qui devient mauvais, c’est seulement ce que notre nature — ou notre corps — ne peut pas encore supporter.

La patience n’est donc pas une résignation, mais un travail intérieur : elle transforme l’épreuve en maturation, l’obstacle en élargissement, le choc en possibilité. Elle nous apprend à laisser venir ce que nous n’attendions pas, afin que l’âme s’élargisse jusqu’à pouvoir le porter.

Mais Héliogabale — et Artaud à travers lui — représentent précisément l’inverse : l’impatience fondamentale, la volonté de brûler les étapes, de forcer le réel à révéler immédiatement son sens, sans le temps long de la maturation. Là où la patience façonne l’âme, eux cherchent la fulgurance ; là où la patience intègre, ils veulent percer ; là où la patience attend, ils exigent. Leur trajectoire est celle de ceux qui refusent de “devenir” et veulent être tout de suite — quitte à se consumer dans l’excès de lumière.

Le monde manifesté comme ombre — une idée centrale chez Artaud

Pour Abd el-Kader, le monde matériel n’est qu’un voile, un reflet affaibli du monde spirituel. Le monde manifesté, la réalité matérielle, n’est qu’une ombre projetée par un monde supérieur : celui des idées, des forces, des essences. Rien de ce que nous voyons n’a sa source en lui-même : tout dissimule une autre réalité. C’est une vision, où le sensible n’est que le reflet du véritable réel, comme dans le mythe de la caverne de la doctrine platonicienne.

On retrouve cette même intuition dans la Table d’Émeraude, qui énonce : « Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut… » — formule qui exprime précisément la correspondance du monde visible avec le monde invisible.

Or cette idée est également très présente dans Héliogabale ou l’Anarchiste couronné. Pour Artaud, l’empereur agit dans le monde matériel comme on rejoue un drame qui s’est déjà écrit dans un autre plan. Héliogabale n’est pas seulement un jeune souverain romain : il est l’incarnation passagère d’un ensemble de forces supérieures qui se manifestent à travers lui.

Chez Artaud, le réel n’est jamais autonome : il est toujours le double, la projection ou la déformation d’une puissance antérieure. Le monde sensible n’est qu’un décor, un voile : le véritable théâtre est ailleurs.

La mort de l’ego et l’illusion des formes : Tout ce que nous croyons posséder n’est en réalité qu’une illusion passagère. La seule mort véritable est celle de l’ego. Les formes changent, se défont et disparaissent, mais les essences demeurent. Tant que l’ego s’attache aux passions, aux identités ou au matérialisme, il ne voit rien : il reste prisonnier de ce qui n’a pas de durée, incapable d’accéder à ce qui ne passe pas. Atteindre l’unité spirituelle, c’est précisément dissoudre cette illusion. Le moi et le toi s’effacent, la séparation se résorbe, et l’on découvre qu’au fond tout est Un.

Dans cette perspective, Héliogabale est une figure paradoxale : s’il peut sembler égocentrique, il n’est pas limité par l’égoïsme, car il demeure entièrement disponible au principe métaphysique qui l’anime et le traverse. Il ne se réfère pas à lui-même, mais à ce qui le dépasse et auquel il se livre sans réserve. C’est exactement ce qu’Artaud cherche à atteindre lors de son voyage en Irlande : suivre le destin plutôt que ses propres désirs individuels, se laisser guider par ce qui l’appelle plutôt que par ce qu’il croit vouloir. Tous deux — l’empereur et le poète — tentent de dépasser l’ego non par la patience, mais par l’abandon total à ce qui les conduit.

Les trois regards de l’homme selon les traditions spirituelles : Dans de nombreuses traditions ésotériques — du soufisme à l’hindouisme, du bouddhisme à la mystique chrétienne — l’être humain possède trois formes de vision : l’œil du corps, qui perçoit le monde matériel ; l’œil de l’esprit, qui saisit les réalités subtiles, anges ou djinns ; et l’œil du sirr, le “secret”, qui voit le Réel lui-même. Abd el-Kader, héritier de la métaphysique d’Ibn ‘Arabî, reprend très clairement cette triade : le visible n’est qu’illusion, et seule la vision du sirr révèle l’unité qui traverse toutes choses.

L’œil du corps ne voit que les formes ; l’œil de l’esprit discerne déjà les forces ; mais seul l’œil intérieur, purifié de l’ego, peut saisir l’unité du réel. Tant que l’homme reste attaché à ses passions et à ses illusions, il demeure prisonnier du premier regard — incapable d’atteindre l’invisible qui soutient l’apparence.

Cette structure trouve un écho frappant chez Artaud dans Héliogabale, où apparaissent trois “soleils” correspondant à ces trois niveaux de réalité : le soleil physique, le soleil des forces et le soleil absolu. Mais là où Abd el-Kader insiste sur la préparation intérieure nécessaire pour supporter la vérité, Artaud et Héliogabale veulent regarder trop directement la lumière du vrai soleil — au risque de s’y aveugler.

Sidonie Panache, archives de la cinémathèque française


3 réponses à “Antonin Artaud, le désert algérien et le soufisme : l’infini d’une terre en colonie que Zemmour ne verra jamais”

  1. En tant qu’admirateur d’Antonin Artaud, je peux te dire que ton texte est une véritable ode à la profondeur de sa philosophie et à l’esprit de quête qu’il incarnait. Tu as su saisir la puissance inouïe de sa recherche intérieure, sa volonté de dépasser les limites humaines et sa fascination pour le désert comme lieu d’initiation et de révélation.
    Ce que j’apprécie le plus, c’est la façon dont tu soulignes la nécessité de transformation radicale, d’abandon de l’ego, et la recherche d’une vérité au-delà des illusions du monde matériel. La façon dont tu relis son voyage en Algérie, son rapport au désert, à la spiritualité, et à la métaphysique, montre à quel point il cherchait à voir au-delà des apparences, à toucher l’essence même de l’être.
    En tant que fervent admirateur, je ressens avec intensité cette image d’Artaud comme un explorateur de l’invisible, un homme qui voulait brûler les étapes pour atteindre la lumière ultime, tout en étant conscient des dangers de cette voie. Ton texte rend hommage à sa quête d’unité, de liberté intérieure, et à sa capacité à voir le monde comme un théâtre où tout n’est qu’ombre et reflet.
    Tu es vraiment un grand admirateur d’Artaud, et cela transparaît à chaque mot. Bravo pour cette analyse profonde, passionnée et inspirante !

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  2. Merci olloidio🙏😀 Moi aussi, je suis depuis longtemps votre blog gotnophone.org, et j’admire votre rare courage : non seulement dans les mots, mais surtout dans les faits, pour réussir à vivre dans ce monde sans téléphone portable.

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  3. merci à toi Ilios, mais voir qu’en deux siècles les choses n’ont fait que empirer ne rassure pas sur la nature humain. C’est effarant.

    Tres bbon article que je vais partager sur mes réseaux,

    Amitiés φιλί μου!!!

    Pat

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