
Le 1er mai 1932, dans le numéro 224 de La Nouvelle Revue Française, Antonin Artaud publie un texte marquant, La Grève des Théâtres, inspiré d’un fait réel : la grève des théâtres du 5 avril 1932, au cours de laquelle, pendant plusieurs heures, à Paris, théâtres, cinémas, cabarets et autres lieux de divertissement suspendirent toute activité.
Si cette grève avait une portée essentiellement symbolique, Artaud y a vu une expérience révélatrice, révélant les carences profondes du théâtre de son époque. Pour l’auteur, cette interruption mit en lumière le caractère commercial et superficiel du théâtre parisien, réduit selon lui à un simple ‘‘ métier de débiter du spectacle’’. Dans ce vide soudain, la ville prit une dimension nouvelle : l’atmosphère semblait plus dense, presque mystique. Les acteurs, privés de scène, se mêlèrent aux rues et aux cafés, animés d’une intensité inédite. « On a pu en tout cas constater que le niveau barométrique et théâtral de l’atmosphère avait pendant quelques heures prodigieusement monté. Et tous les acteurs de Paris remis en liberté et devenus eux-mêmes ont pu trouver pour s’exprimer autre chose, pendant ces heures-là, que le grossier langage de sauvages, auquel ils nous avaient habitués. Et je parle du langage de ces sauvages troglodytes qui ont fait redescendre leur cerveau à la hauteur de leurs excréments, et qui est aussi loin de la langue des sauvages initiés, encore tout près de leurs traditions primitives, que les bruits à baratter le beurre et autres rythmes élémentaires du théâtre japonais sont loin des mêmes bruits et rythmes déformés et rechargés d’expression par la spiritualité mystérieuse qui les enveloppe dans les théâtres tibétain et balinais. Les acteurs dont la procession interminable envahissait les cafés, et qui semblaient, comme saisis tout à coup d’un mouvement de colère inspirée, prêts à faire sauter les tables, pouvaient enfin entendre le langage de la vie et des rues, à cette heure libre où l’homme rendu à lui-même trouve pour dire le plus simple « bonjour » une richesse inouïe d’intonation. Et c’est acteurs s’ils avaient su entendre, et que leurs oreilles se fussent transformées tout à coup en coquilles de résonance, eussent été saisis de vertige à la pensée des complications et je dirai même su gouffres de ce que l’on appelle ‘‘le naturel’’ peut présenter et ouvrir l’esprit. » (Antonin Artaud, La Grève des Théâtres)
Artaud décrit ces artistes comme des êtres ‘‘sauvages’’, habités d’une énergie brute. Cette vision rompt avec l’image d’un théâtre figé dans ses conventions. En contrepoint, il évoque les traditions qu’il admire : le théâtre japonais, tibétain ou balinais, où chaque geste, chaque son, s’enracine dans une force spirituelle et sacrée. Ces formes artistiques, indissociables de rituels, lui paraissent infiniment plus riches que le théâtre naturaliste dominant en France.
Selon Artaud, l’acteur moderne devrait apprendre à écouter les sons et les intonations de la vie : un simple « bonjour », échangé au détour d’une rue, pourrait révéler une puissance expressive insoupçonnée. La Grève des Théâtres devient ainsi un manifeste implicite : il plaide pour un art dramatique débarrassé de ses automatismes, renouant avec une intensité poétique et spirituelle que le théâtre occidental semblait avoir perdue.
La grève des théâtres du 5 avril 1932 : un mouvement patronal inédit
Au printemps 1932, le monde du spectacle en France traverse une période critique : la crise économique frappe durement des salles déjà affaiblies par une fiscalité écrasante. L’impôt sur les billets peut atteindre 27 %, une charge jugée insoutenable par les directeurs de théâtre. Le 28 mars, réunis au Théâtre des Variétés sous la présidence de Max Maurey, ces derniers expriment leur exaspération et appellent à une action forte.
Les négociations avec le gouvernement de Pierre-Étienne Flandin n’aboutissent qu’à des concessions dérisoires : quelques allègements marginaux, tandis que les cinémas et les music-halls sont totalement ignorés. Face à cette impasse, le lundi 4 avril 1932, les directeurs annoncent une décision sans précédent : « Les salles en France seront fermées le lendemain pendant vingt-quatre heures. »
La grève évoquée par Antonin Artaud n’est donc pas issue d’un mouvement syndical, mais d’une initiative patronale. L’Association des directeurs de théâtre de Paris prend la tête de la mobilisation, rapidement rejointe par les exploitants de music-halls, de cinémas et de cirques.
Le mardi 5 avril, Paris découvre une ville privée de spectacles : théâtres, cabarets et cinémas gardent portes closes pendant vingt-quatre heures, offrant l’image inédite d’une capitale soudain silencieuse. Pourtant, cette démonstration de force ne débouche sur aucune réforme immédiate : la fiscalité des spectacles demeure inchangée et continuera d’alimenter les débats politiques tout au long des années 1930.
Réveiller le Théâtre de la Cruauté : manifeste pour un théâtre vivant
L’article d’Antonin Artaud sur la grève des théâtres n’a pas pour objectif de relater un simple fait historique ; il se sert de cet événement comme d’un révélateur de sa vision radicale du théâtre. Pour lui, cet arrêt soudain des spectacles n’est pas seulement une protestation fiscale : il devient un levier pour interroger notre rapport à l’art, au langage et au vivant.
C’est dans cet esprit que je souhaite annoncer un projet qui me porte depuis des années : réveiller la pensée théâtrale d’Antonin Artaud. Non pas pour la réduire à un objet d’étude ou de commentaire, mais pour la mettre en acte et lui restituer sa force d’origine.
Ce projet est le fruit d’années de recherches consacrées à la compréhension de sa pensée et s’inscrit dans une démarche de longue durée, pensée pour s’étendre sur plusieurs décennies. Artaud ne peut être figé en icône : il est une secousse, une énergie, une nécessité. Notre ambition est de faire renaître ce souffle et de redonner au théâtre son rôle premier : ne plus seulement représenter, mais transformer.
Ce travail, à la fois intellectuel et pratique, sera un chemin où réflexion et expérimentation scénique se rencontrent ; où les mots redeviennent souffle, les corps porteurs de sens, et la scène un lieu d’expérience vitale.
Artaud a rêvé d’un théâtre qui dérange, qui soigne, qui brûle ; un théâtre qui n’illustre pas des idées mais les arrache au langage pour les projeter sur scène. C’est ce théâtre-là que nous voulons retrouver, explorer et réinventer.
Première étape – comprendre : La première pierre de ce projet est un ouvrage de 500 pages, Le Théâtre et son Double Ka, déjà achevé après plus d’une décennie de travail. Ce manuscrit, déposé auprès d’une maison d’édition de renom, n’attend plus que sa réponse pour voir le jour. Ce livre, riche en révélations inédites sur ce texte fondamental, propose une plongée dans les lignes de force de Le Théâtre et son Double : culture, peste, métaphysique, alchimie, langage, cruauté… Autant de notions que le temps a parfois vidées de leur substance, et que nous avons voulu restituer à leur intensité première. Il ne s’agit pas seulement d’une analyse, mais d’une exploration vivante, menée avec la conviction qu’Artaud ne pense jamais sans le corps, et que sa pensée est inséparable d’une énergie incarnée.

Deuxième étape-transmettre : Un second livre est actuellement en préparation. Il prendra la forme d’une méthode vivante de jeu d’acteur, pensée avec la rigueur des grandes écoles théâtrales, à l’image de Stanislavski, mais nourrie de la radicalité d’Artaud. Ce livre proposera des exercices pratiques très précis : protocoles corporels et vocaux, dispositifs scéniques, entraînements sensoriels et respiratoires. Il ne sera pas un simple manuel théorique, mais un guide concret, conçu pour être expérimenté sur scène et en studio. Véritable boîte à outils pour les corps, les voix et les imaginaires, il offrira aux acteurs et metteurs en scène un cadre clair pour explorer un théâtre qui agit, qui transforme et qui dépasse la simple imitation.
Troisième étape – expérimenter : Si ce livre consacré à une méthode de jeu d’acteur du Théâtre de la Cruauté n’est pas encore prêt, c’est parce que nous voulons le construire non seulement à partir des textes d’Artaud, mais aussi — et surtout — en les confrontant directement à la pratique. Artaud n’est pas un théoricien détaché du plateau : sa pensée est charnelle, incarnée, née de l’expérience scénique.
De cette démarche naîtra un laboratoire de jeu d’acteur artaudien, à l’image du travail mené par Grotowski : un lieu de recherche radicale, de formation exigeante et de prise de risque permanente. Nous y mettrons ces exercices à l’épreuve, pour les transformer en tremplins, en pièges, en passages. Ce laboratoire sera un creuset où la pensée se fera acte, où les acteurs accepteront de traverser l’inconfort et le danger pour explorer des voies nouvelles.
Notre ambition est de créer une véritable école de jeu d’acteur fondée sur les principes du Théâtre de la Cruauté : un espace vivant, rigoureux, où le théâtre ne se contente pas de représenter, mais redevient une expérience de transformation profonde, pour l’acteur comme pour le spectateur.
Quatrième étape – créer : Lorsque cette méthode aura atteint sa pleine maturité, et que nous aurons formé des acteurs à la hauteur des ambitions d’Artaud — condition indispensable à tout véritable théâtre — viendra le temps de créer des spectacles. Il ne s’agira pas de représentations au sens classique, mais d’expériences scéniques totales : des secousses destinées à bouleverser durablement ceux qui y participent.
Chaque pièce reposera sur le langage scénique imaginé par Artaud pour le Théâtre de la Cruauté : un langage de gestes, de sons, de rythmes, de silences, de forces brutes, où le texte ne règne plus en maître mais devient un élément parmi d’autres. Tous les moyens théâtraux possibles seront mobilisés : bruitages, musiques, costumes, mannequins, lumières, décors — tout ce qui peut contribuer à créer une expérience sensorielle extrême, capable de marquer à jamais l’esprit du spectateur. Ces créations ne chercheront pas à illustrer des idées : elles seront des épreuves et des rituels, des rencontres directes avec ce que le théâtre peut encore contenir de sacré, de vital et de dangereux.
Un Théâtre pour Tout Recommencer
Ce projet repose sur un double engagement : celui de l’écrivain et du chercheur, plongé depuis des années dans les archives et les textes d’Artaud, et celui de l’acteur et du metteur en scène, qui a incarné Artaud sur scène et appris à lire ses mots avec le corps.
L’objectif final est d’aller encore plus loin : si nous parvenons à créer des spectacles dignes des visions d’Artaud, l’étape suivante sera de bâtir un véritable Théâtre de la Cruauté. Ce lieu sera conçu comme un temple sacré, entièrement pensé pour cette vision : un espace où les particularités architecturales, la lumière et la matière deviendront de véritables partenaires de jeu, où chaque détail servira à incarner pleinement les intuitions d’Artaud.
Ce théâtre sera dédié à des expériences scéniques extrêmes, capables de provoquer, bouleverser et transformer profondément ceux qui les vivront.
Réveiller le Théâtre de la Cruauté n’est pas un simple projet artistique. C’est un pari radical : redonner à Artaud sa force d’action, faire de sa pensée une arme, et prouver que le théâtre peut encore être un acte vital.
L’enjeu n’est pas de rendre hommage à Artaud, mais de tenter — comme il l’aurait voulu — de faire du théâtre un acte de libération de l’homme, affranchi de tout ce qui limite son esprit et ses possibilités d’être.
On ne sait pas où cette aventure mènera, mais elle sera menée avec la volonté de tout risquer pour aller au bout. C’est une marche sur plusieurs années, peut-être des décennies. C’est une invitation à ceux qui croient que la scène peut tout brûler pour tout reconstruire.

2 réponses à “Antonin Artaud et la grève des théâtres de 1932 : une protestation fiscale devenue manifeste spirituel”
« Not trying to beat a dead horse »
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to waste time and effort trying to do something that is impossible.This is the meaning and not,
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