Des voiles vers Smyrne : Histoire de l’armement Artaud à Marseille (1877–1909)

À la fin du XIXe siècle, Marseille était l’un des carrefours majeurs du commerce méditerranéen. C’est dans ce contexte, propice aux échanges avec le Levant, que s’inscrit l’histoire de la maison d’armement Artaud, une entreprise familiale aussi discrète qu’emblématique de son époque.

L’aventure commence en 1877, lorsque Marius-Pierre Artaud, négociant marseillais, fonde l’entreprise Marius Artaud et Cie. En 1883, elle devient Artaud et Seytres, à la suite d’une association avec la famille Seytres. Après la mort de Marius-Pierre, elle est rebaptisée Veuve Artaud et Seytres en 1894, avant de prendre, en 1899, le nom d’Antoine Artaud, en hommage à son fils (Le pėre d’Antonin Artaud) .

Antoine Roi Artaud, le père d’Antonin Artaud

L’armement Artaud ne visait pas à rivaliser avec les grandes compagnies maritimes de l’époque. Elle resta une maison à taille humaine, ne possédant jamais plus de deux navires en même temps. Sa force résidait dans sa souplesse, sa capacité à naviguer entre les opportunités et à s’adapter aux flux commerciaux du Levant. Tous les navires furent acquis d’occasion, certains ayant déjà connu plusieurs vies avant d’intégrer la flotte marseillaise.

Parmi eux figurent :
• Purgeas (1888–1890)
• Président Troplong (1888–1899)
• Marius (1894–1897)
• Océan (1897–1900)
• Maisena (1897–1898)
• Boieldieu (1904–1905)
• Saint-Wandrille (1905–1908)

Le Ville de Bahia ou Gallieni

Le Ville de Bahia, paquebot mixte de 1 540 tonneaux, lancé en 1872 à La Seyne-sur-Mer pour les Chargeurs Réunis, passa successivement aux mains de la Compagnie Nationale d’Armement, de la Nouvelle Compagnie Havraise Péninsulaire puis de l’armement Hulin à Rouen, avant d’être acquis par Artaud et Seytres en février 1898. En 1900, le navire fut rebaptisé ‘‘Gallieni’’ — clin d’œil aux ambitions coloniales françaises — et resta en service jusqu’à sa démolition en 1909.

Entre 1900 et 1908, la maison Artaud assura notamment la ligne de Smyrne, reliant Marseille aux grands ports de la mer Égée. Cette route maritime, vitale pour l’importation de denrées orientales, favorisait un commerce nourri de raisins secs, figues, épices, savons d’Alep, tapis ottomans et autres produits prisés des grossistes marseillais.

Les bureaux de la compagnie étaient situés au 2 rue de la République, non loin du Vieux-Port. Ce quartier, à la jonction du Marseille historique et du Marseille haussmannien, concentrait alors les maisons d’import-export, les transitaires et les comptoirs levantins. C’est là qu’Antoine Artaud, père du futur poète, travaillait avec John Nalpas, établi à Smyrne, spécialisé dans l’importation de produits orientaux.

Mais plusieurs éléments vont précipiter la fin de cette aventure maritime. D’abord, la maison Artaud demeure structurellement fragile : face aux grands armements marseillais, mieux capitalisés et dotés de flottes plus modernes, elle peine à suivre le rythme de la concurrence. À cela s’ajoute une conjoncture défavorable. Entre 1907 et 1909, la crise économique internationale ralentit brutalement les échanges, tandis que la situation politique dans l’Empire ottoman se détériore. Les troubles internes et les tensions nationalistes fragilisent les routes vers le Levant, réduisant encore les débouchés commerciaux. Dans ce contexte, l’entreprise, déjà affaiblie, ne parvient ni à moderniser sa flotte ni à relancer son activité. La démolition du bateau ‘‘Gallieni’’ en 1909 marque la fin définitive de l’armement Artaud. Le père d’Antonin Artaud se retire alors du négoce maritime pour se consacrer à une nouvelle fonction : délégué des assureurs maritimes.

La présence de cette maison d’armement dans l’univers familial du jeune Antonin Artaud, sans avoir déterminé son destin, jette une lumière particulière sur ses origines : un monde de cargaisons et de parfums lointains, de ports encombrés, de langues mêlées, de cartes maritimes et de récits de navigation. Une atmosphère où la Méditerranée n’était pas un décor, mais un espace vivant, traversé d’hommes et de marchandises, de rêves et de tensions.

Ainsi s’éteint, au tournant du siècle, l’histoire d’une entreprise modeste mais bien ancrée dans la réalité économique et humaine de son temps. Derrière le nom d’Artaud se cache d’abord une aventure maritime, marseillaise, orientée vers l’Est — avant de devenir, plus tard, le nom d’un homme en lutte contre les vents contraires de l’âme.


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