Génica Athanasiou, l’antimuse d’Artaud : un livre nécessaire

Je n’ai rencontré Laurence Meiffret qu’une seule fois, lors d’une exposition qu’elle avait consacrée à Génica Athanasiou, il y a deux ans, à Chartres. Mais cette unique rencontre m’a profondément marqué. Deux choses m’ont frappé. D’abord, la richesse des éléments inédits qu’elle avait déjà réunis : de rares photographies de Génica, des costumes de spectacles, un dessin méconnu d’elle signé Cocteau, des dédicaces d’Artaud. Ensuite, le contraste saisissant entre l’ampleur de ce travail et le faible nombre de visiteurs présents — reflet, peut-être, de l’époque dans laquelle nous vivons, où la passion et la curiosité n’ont plus toujours leur place.

Ce jour-là, elle m’a parlé de la biographie de Génica Athanasiou qu’elle préparait. Depuis, je l’attendais avec une véritable impatience. Et je peux le dire sans détour : c’était le seul livre que j’attendais vraiment. Laurence Meiffret fait partie des rares personnes travaillant sur un sujet en lien avec Artaud à m’avoir véritablement surpris et intrigué. D’abord parce qu’elle s’est attaquée à un territoire difficile et largement inexploré : Génica Athanasiou. Un sujet sur lequel, moi-même, alors engagé dans une biographie approfondie d’Antonin Artaud, je peinais à trouver matière — ce qui renforçait encore mon intérêt pour son travail. Ensuite, parce que son approche repose sur une passion et un engagement rares — d’autant plus précieux à une époque où l’on confond trop souvent la vitesse avec la profondeur, la visibilité avec la rigueur.

Bien sûr, il existe d’excellentes biographies d’Artaud, rassemblant avec sérieux les connaissances disponibles. Certaines, même récentes, ont permis de faire émerger quelques éléments nouveaux. Mais plus le temps passe — et c’est tout à fait compréhensible —, plus il devient difficile de découvrir des choses véritablement inédites. Les témoins directs ont disparu. L’accès au vivant se raréfie. Là où Paule Thévenin, Odette et Alain Virmaux, ou encore Thomas Maeder pouvaient encore rencontrer et interroger ceux qui avaient connu Artaud, nous en sommes aujourd’hui réduits, à quelques exceptions près — comme la redécouverte à Cuba de quatre articles d’Artaud parus du vivant de l’auteur dans la revue Grafos, et édités récemment par Laurine Rousselet ; l’identification du San Matteo, le bateau qu’Artaud emprunta pour se rendre en Amérique, découverte de Pedro de Armas ; la lettre envoyée à Alexis Carrel, mise au jour par Étienne Lepicart ; ou encore des documents inédits du docteur Latrémolière révélés par Patrick-Albert Pognan — à interpréter des traces.

Mais ces grandes découvertes ont souvent été faites par hasard, ou à la faveur de circonstances fortuites. Ce qui distingue le travail de Laurence Meiffret, c’est qu’il ne repose pas sur une trouvaille isolée : il est le fruit exclusif d’une recherche patiente, d’une véritable enquête menée pendant douze ans, avec exigence, rigueur et fidélité. Là où d’autres, comme moi, rassemblent, Laurence Meiffret découvre.

Mais ce livre ne se contente pas d’apporter des faits. Il se situe à la frontière du roman et de la recherche historique. Par moments, à travers la plume de Laurence Meiffret, on a cette étrange impression que c’est le spectre de Génica Athanasiou elle-même qui prend la parole — comme si elle surgissait de l’ombre pour nous crier : ne m’oubliez pas. Comme si, parfois, en possédant le corps de Laurence Meiffret, elle réglait ses comptes avec Artaud. Non pas pour se venger, mais pour être enfin entendue — après des décennies où Artaud a monopolisé le débat.

Et c’est cela qui rend ce livre si précieux : il ne reconduit pas l’histoire d’Artaud en laissant les femmes qui ont été marquées par le poète à la marge. Il rétablit une parole. Il ouvre un contrechamp. Après les travaux de Pacôme Thiellement, Gaspard Maume et Virginie Di Ricci sur Colette Thomas, ou ceux de Béatrice Seiden de Ruy sur Jany de Ruy, il est profondément émouvant — et juste — de voir émerger enfin un autre regard sur Artaud, parfois critique, à travers une sensibilité féminine. Surtout dans le cas de Colette Thomas, dont le regard dissimule une immense poétesse, que l’on commence seulement aujourd’hui à découvrir dans toute sa grandeur.

À qui s’adresse ce livre ? Je dirais : à tout le monde. Non pas parce que chacun devrait s’intéresser à Génica Athanasiou ou à Antonin Artaud — ce serait naïf —, mais parce que ce livre incarne quelque chose de rare : l’attitude de quelqu’un qui va au bout de son sujet, avec rigueur, patience et loyauté. Et à une époque où tant de livres ne sont que des produits de consommation, où l’on répète ce qui a déjà été dit, il est bouleversant de voir quelqu’un consacrer plus de dix ans de sa vie à un tel projet.

En ce qui me concerne, j’ai beaucoup apprécié le style de ce livre, à la fois rigoureusement documenté et porté par une tonalité romanesque. Mais que quelqu’un soit touché ou non par la vie de Génica Athanasiou, qu’il adhère ou pas au style et à la dimension poétique du récit — cela importe peu. Oui, il est vrai que, par moments, Génica y prend les contours d’une figure idéalisée. Mais pourquoi s’arrêter à cet aspect, qui fait aussi le charme du livre, quand l’essentiel réside ailleurs : dans la révélation d’un travail conduit avec passion.

Il faut toutefois prévenir Laurence Meiffret : ce genre d’ouvrage n’apporte ni argent, ni reconnaissance immédiate. Ce ne sera sans doute pas un livre à succès. Peut-être même que peu prendront le temps de le lire, à une époque où la lecture se raréfie. Mais l’essentiel est ailleurs. Laurence Meiffret peut avoir la satisfaction intime d’un travail accompli — et cela a une valeur inestimable. Pour elle, d’abord. Et pour nous aussi, car un tel travail nous rappelle qu’un monde plus lucide, plus habité, est encore possible.

Cela fait plus de vingt ans que je travaille sur Artaud. Et, même si cela peut surprendre, ce n’est jamais vraiment Artaud lui-même — encore moins sa vie — qui m’a véritablement intéressé. Ce qui m’importe, c’est l’attitude — presque celle d’un ermite — que l’on adopte face à un sujet. Le plaisir de le décortiquer, en cherchant, jusqu’aux limites de nos capacités, à ne laisser aucun élément sans réponse. Cette satisfaction créative qui naît lorsqu’on parvient à quelque chose, parfois même en se surprenant soi-même, en se dépassant. L’intensité d’un regard. Le sérieux d’un engagement. Cette conquête intérieure qu’implique le désir de comprendre des pensées complexes, d’explorer des ouvrages exigeants comme Héliogabale ou Le Théâtre et son Double. Le souci du travail bien fait — non pas selon les normes des autres, mais selon mes propres critères, en accord avec mes principes. C’est cela qui m’anime, qui donne un sens à mes journées, les rend moins répétitives, moins fades. Et c’est une attitude similaire que j’ai cru retrouver chez Laurence Meiffret

Aujourd’hui, Laurence Meiffret peut se regarder dans un miroir avec fierté. Elle a accompli quelque chose d’essentiel. Ce livre est un acte. Et un hommage. À Génica. À Artaud. Et, plus largement, à ce souci du détail, de la justesse, de la fidélité intérieure — sans lesquels il n’y a ni vie, ni vérité. Elle ne s’en rend peut-être pas encore compte, mais cette satisfaction de pouvoir dormir la conscience tranquille, portée par le sentiment d’un travail accompli, est une richesse bien plus précieuse que les gros cachets ou la pseudo-reconnaissance dont bénéficient les philosophes-essayistes de plateau télévisé.


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