
Le 16 septembre 1932, Antonin Artaud se rend à la Villa Church dans l’espoir de convaincre le mécène Henry Church de financer ses projets théâtraux. À son arrivée à la gare de Ville-d’Avray, un chauffeur l’attend — premier indice du raffinement et de la fortune de son hôte. Très vite, Artaud est frappé par la luxure des lieux. « Il habite dans un palais, cet homme fortuné, dans un merveilleux jardin », écrit-il à André Rolland de Renéville. La villa, conçue par Le Corbusier — dont l’engagement politique comporte une zone d’ombre à la tonalité fascisante — et construite entre 1927 et 1929, impressionnait par sa modernité architecturale et son mobilier spécialement dessiné.

Dans ce décor élégant, Artaud tente d’exposer à Church les grandes lignes de son projet théâtral, celui d’un nouveau langage scénique fondé sur ce qu’il venait tout juste de nommer le Théâtre de la Cruauté. Mais ses explications, encore peu structurées, semblent vagues aux yeux de son interlocuteur, qui peine à saisir le sens de sa démarche. Face à cette incompréhension, Artaud abandonne les mots. Il mime, miaule, imite l’insecte, l’abeille, la lumière ou encore le tambour. « Ce fut le seul moment où j’eus, par lueurs, l’impression d’avoir déclenché quelque chose », confiera-t-il toujours à André Rolland de Renéville. Cette expérience renforce chez lui l’idée que le langage corporel, gestuel, sonore — cet idiome hermétique mais direct — peut être plus puissant que les mots pour transmettre l’essence d’un théâtre renouvelé. Lors de cette rencontre, deux visions du monde s’affrontent : d’un côté, le libertarisme chaotique d’Artaud ; de l’autre, la rigueur rationaliste et structurée d’un espace conçu par Le Corbusier.
Séduit par la singularité d’Artaud, Henry Church choisit de le recommander à son assistant Moréas-Lalande, afin d’envisager la création d’une « Société du Théâtre de la Cruauté » — un projet qui ne verra finalement pas le jour. Du moins, pas sous l’égide de Henry Church.
Henry Church (1880–1947) : écrivain, mécène et figure discrète des lettres franco-américaines
Henry Church, né le 3 janvier 1880 au sein d’une vieille famille de la Nouvelle-Angleterre, est un écrivain américain et un mécène des arts. Sa famille détient alors les droits exclusifs de commercialisation du bicarbonate de soude aux États-Unis, commercialisé sous la marque Arm & Hammer, produit emblématique connu sous le nom de « baking soda ». Héritier de cette prospère entreprise, Henry Church bénéficie d’une fortune considérable, estimée à l’équivalent de 90 millions de dollars actuels. Cette aisance financière lui permet de se détourner des affaires familiales afin de se consacrer pleinement à l’écriture et au soutien des arts.
Installé en France avec son épouse Barbara, Church s’établit à Ville-d’Avray, dans la banlieue ouest de Paris. Leur demeure, une vaste propriété constituée de trois maisons anciennes, est entièrement restructurée selon les principes de l’architecture moderniste par Le Corbusier.
Au début des années 1930, Henry Church se lie d’amitié avec Jean Paulhan, alors rédacteur en chef de La Nouvelle Revue française (NRF). De cette collaboration naît un projet littéraire ambitieux : la création d’une revue indépendante, Mesures, qui paraît trimestriellement de 1935 à 1940. Officiellement dirigée par Church — afin d’éviter que Paulhan ne soit accusé de conflit d’intérêts avec la NRF —, la revue est en réalité pilotée par ce dernier, qui en assure la direction éditoriale et le choix des contributions. Henry Church participe activement au comité de lecture, aux côtés de figures telles que Bernard Groethuysen, Henri Michaux et Giuseppe Ungaretti. La commercialisation de la revue est confiée à Adrienne Monnier.
La Villa Church n’est pas un lieu anodin. Dans les années 1930, elle devient un centre intellectuel et artistique de premier plan. Barbara et Henry Church y organisent de nombreuses rencontres dans la Maison des amis et le Pavillon de musique, où se croisent musiciens, écrivains et artistes proches de La Nouvelle Revue française et de la revue Mesures.

La redaction de Mesures : Sylvia Beach, Barbara Church, Vladimir Nabokov, Adrienne Monnier, Germaine Paulhan, Henri Church, Henri Michaux, Jean Paulhan, Michel Leiris.
Mesures se veut un lieu de haute exigence littéraire, ouvert aux avant-gardes poétiques européennes. C’est dans ce cadre que deux textes importants d’Antonin Artaud — Un athlétisme affectif et Le Théâtre des Séraphins — étaient initialement destinés à paraître. Le premier est mentionné pour la première fois dans une lettre d’Artaud datée du 29 décembre 1935. Ces textes témoignent de l’ambition intellectuelle de la revue, qui cherchait à explorer les marges de l’expression poétique et théâtrale. Dans les différents numéros, on trouve des textes de Louis Aragon, Paul Claudel, Jules Supervielle, Paul Éluard, René Daumal, Henri Thomas, Joë Bousquet, Henry Miller, Raymond Queneau, Jean-Paul Sartre, entre autres.
Malgré la qualité des contributions et le prestige de ses collaborateurs, Mesures rencontre des difficultés économiques persistantes. En 1938, Church écrit à Paulhan que chaque numéro coûte environ 30 000 francs à produire, pour un revenu de seulement 1 000 francs. Henri Michaux, alors membre du comité, exprime lui aussi ses inquiétudes dans une lettre à Paulhan.
Paulhan, cependant, a toujours demeuré profondément attaché à la revue : « Il me semble que je peux être fier de Mesures ; c’est la plus belle revue d’Europe. Peut-être ses positions sont-elles un peu rigides, mais jamais basses. Peut-être est-elle un peu ésotérique, mais aucune revue de littérature pure ne peut l’éviter complètement. La vérité, c’est que les revues de Genève, Bruxelles, Londres ou New York disent souvent que Mesures fait honneur à la France ; la presse française, en revanche, le dit rarement. »

Aujourd’hui, il est impossible de visiter la Villa Church, car elle a malheureusement été détruite en 1963 et remplacé par la résidence Parc de Saint-Cloud.
