L’interprétation d’Antonin Artaud dans La Passion de Jeanne d’Arc de Dreyer demeure l’une des contributions les plus fascinantes de l’acteur au cinéma. Plusieurs réalisateurs ont choisi de rendre hommage à cette performance en intégrant des projections de ce film au sein de leurs propres œuvres. Parmi eux, quatre réalisations ont particulièrement retenu mon attention : Vivre sa vie de Jean-Luc Godard, Artaud Double Bill d’Atom Egoyan, Henry et June de Philip Kaufman, et Jikuri de Federico Cecchetti.

Tout commence en 1962 avec Vivre sa vie de Jean-Luc Godard, dans cette scène émouvante où Anna Karina pleure en contemplant Artaud. Pleurer en le regardant, que c’est beau !

Dans Artaud Double Bill, court métrage réalisé par Atom Egoyan pour le 60ème Festival de Cannes, Artaud est mis en lumière à travers une mise en abyme mêlant Vivre sa vie de Godard et Jeanne d’Arc de Dreyer. J’ai découvert ce film grâce à une chronique d’Élisabeth Legros Chapuis (2007), où elle écrivait : « Je suis très impatiente de voir le film d’Egoyan qui sera projeté au prochain Festival de Cannes le 28 mai : un court métrage dans le cadre du programme Chacun son cinéma réalisé pour les 60 ans du festival. En effet, le film d’Egoyan Artaud Double Bill est consacré à Antonin Artaud… voilà une rencontre d’esprits qui risque d’être passionnante. » Egoyan explore de manière approfondie notre rapport à la performance et à la mémoire visuelle en créant une interaction condensée entre le cinéma, notre relation à la technologie et l’héritage intellectuel d’Artaud.



Peut-on considérer l’œuvre d’Atom Egoyan comme une représentation visuelle, quoique non intentionnelle, de la réflexion contemporaine sur notre rapport à la littérature, telle que formulée par Florence de Mèredieu dans une récente intervention sur son blog ? : « Artaud est devenu un « logo », une marque de fabrique offrant à tout un chacun l’illusion des narcissismes tout à la fois les plus enfantins et les plus éculés. « Le « Artaud-selfie ». Phénomène d’époque sans aucun doute. Attendons des jours meilleurs. » (Article Antonin Artaud et André Breton chez Lise Deharme, 1935)
Bien que je ne souscrive pas entièrement à ce constat, dont la formulation me semble peut-être un peu trop sévère et excessive, il faut reconnaître qu’à l’ère des réseaux sociaux, notre rapport aux penseurs tend parfois à être abordé de manière plus superficielle que profonde. La forme, y compris les éléments visuels comme les logos, joue un rôle important pour capter l’attention, à condition qu’elle ne se limite pas à une simple apparence, mais qu’elle soutienne des positions et des réflexions plus profondes.
Dans Henry et June (1990), une autre scène de projection capte l’attention. Henry Miller, interprété par Fred Ward, et Anaïs Nin, jouée par Maria de Medeiros, assistent à une projection du Jeanne d’Arc de Dreyer. On entend la voix intérieure de Miller alors qu’il est absorbé par l’image d’Artaud sur l’écran : « Je me suis vu à la place d’Artaud, un solitaire affamé d’amour, pour toi…» Cette pensée reflète l’obsession de Miller pour Anaïs Nin, sa quête d’amour se mêlant à celle d’Artaud. Ici, la présence d’Artaud devient une métaphore de la quête artistique de Miller et de Nin, deux créateurs fascinés par les extrêmes. Ce dialogue intérieur renforce l’idée que Miller s’identifie à Artaud, à sa lutte, à son besoin d’amour et d’authenticité.



Enfin, dans Jikuri (2024), réalisé par Federico Cecchetti, une salle de projection dans un asile renforce les résonances mystiques et mentales entre le film et son cadre. La performance d’Artaud, projetée dans cet environnement, ne peut que rappeler son propre combat contre la folie et l’isolement.
Cecchetti fait écho à un événement réel : la projection d’un film d’Artaud, L’Enfant de ma sœur de Henri Wulschleger, qui a eu lieu non pas à Rodez, mais à l’asile de Ville-Evrard. L’infirmier Fernand rassemble un petit groupe de patients et demande à Artaud s’il souhaite assister à la projection, mais celui-ci refuse. D’après des témoignages, Fernand et les autres spectateurs sont surpris de voir apparaître à l’écran un avocat alcoolique qui ressemble à Artaud. Intrigué, Fernand s’adresse à Artaud : « Mais je vous ai vu ! Vous avez participé au film ! » Ce à quoi Artaud répond : « C’est une vieille histoire. »
Le choix de Cecchetti d’insérer une telle scène renforce l’intemporalité de l’œuvre de Dreyer et souligne la manière dont Artaud continue de hanter l’imaginaire cinématographique. Nous aborderons plus en détail le film Jikuri de Federico Cecchetti dans le prochain numéro de Écho Antonin Artaud. Ce dixième numéro de la revue, dont la parution est prévue pour le 1er novembre, revêt pour nous une importance particulière, sans doute la plus significative à ce jour. Restez donc attentifs à sa sortie prochaine.

L’infirmière Mathilde (Sylvie Testud) lors de la projection de Jeanne d’Arc de Dreyer dans le film Jikuri de Federico Cecchetti.
Ces quatre réalisateurs utilisent chacun à leur manière la projection de Jeanne d’Arc comme un moyen de rendre hommage à la figure complexe et tourmentée d’Antonin Artaud, tout en soulignant l’impact émotionnel durable de sa présence à l’écran. Ce jeu de miroirs, entre le film original et ses résonances contemporaines, témoigne de la puissance d’une performance qui transcende son époque.
Il y aurait beaucoup à dire sur les liens entre Artaud et le cinéma. On pense bien sûr à Jacques Rivette (Paris nous appartient), La Collectionneuse de Éric Rohmer, à Despair et L’Année des treize lunes de Fassbinder (Merci Pacôme!), mais cela fera l’objet d’un autre article.
