
Le 15 octobre 2024 marquera le centenaire du surréalisme, un mouvement auquel Antonin Artaud a apporté une contribution essentielle, bien que son importance semble malheureusement s’estomper avec le temps. Pour célébrer cet anniversaire, la revue Écho Antonin Artaud prépare un numéro spécial, prévu pour mai 2025, consacré à Artaud et au surréalisme. En attendant, pour souligner cet événement, nous vous proposons cet article qui explore la relation entre Artaud, le surréalisme, et Alice au pays des merveilles.
Remontons à 1869, une année marquée par un souffle pré-surréaliste, avec la publication des Chants de Maldoror et les premiers poèmes de Une saison en enfer que Rimbaud commence à écrire. C’est également cette année-là qu’est publiée la première édition française d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll. Cependant, entre 1870 et 1930, Carroll est principalement perçu en France comme un auteur pour enfants, loin d’être intégré dans la culture adulte. Ce n’est qu’en 1929, lorsque Louis Aragon traduit La Chasse au Snark (The Hunting of the Snark), que l’œuvre de Carroll intéresse le mouvement.
Alice, en tant que figure de l’imaginaire surréaliste, émerge un peu plus tard, plus précisément dans le troisième numéro de Surréalisme au service de la révolution (1931). C’est dans ce numéro qu’Aragon publie un article intitulé Lewis Carroll en 1931, où il souligne que Carroll « montrait aux enfants l’absurdité d’un monde situé de l’autre côté du miroir. » Aragon, « Le succès d’Alice est peut-être le plus grand des temps modernes du point de vue poétique. »
Ainsi, Alice devient « SurréAlice », un symbole de révolte, de rêve et de liberté, pleinement intégré au service de la révolution surréaliste. Les illustrations de Max Ernst dans Une semaine de bonté ou Les Sept éléments capitaux (1934) ou encore La Dame de Pique de Lise Deharme en constituent des exemples emblématiques. André Breton lui-même inclut le poème Le Quadrille des homards dans son Anthologie de l’humour noir (1940), renforçant ainsi la place centrale du personnage dans la mythologie surréaliste. « On ne peut nier que dans l’œil d’Alice, un monde d’inadvertance, d’inconséquence et, pour tout dire, d’inconvenance gravite vertigineusement au centre du vrai. » (André Breton, Anthologie de l’humour noir)
Gisèle Prassinos, fascinée par le sujet, est surnommée « Alice II », tandis que Max Ernst érotise le personnage d’Alice dans ses œuvres de 1939 et 1941. En parallèle, Clovis Trouille illustre Le Rêve d’Alice en 1945. L’année suivante, René Magritte peint Alice au pays des merveilles dans une tentative de revitaliser un surréalisme perçu comme en déclin, en lui insufflant une dimension plus optimiste. Toujours en 1946, Henri Parisot traduit La chasse au Snark de Lewis Carroll aux éditions Fontaine. Durant cette période, Salvador Dalí illustre des textes de Carroll, renforçant l’influence du surréalisme. Parallèlement, Disney envisage un projet de film d’animation en collaboration avec les surréalistes, intégrant l’univers d’Alice à leur esthétique révolutionnaire.

Et Artaud ?
Quel lien peut-on établir avec Artaud ? Frédéric Delanglade, peintre ayant rejoint le mouvement surréaliste en 1933, fut capturé en 1940 avant de s’évader à la fin de l’année 1941 et de trouver refuge à Rodez grâce à l’aide du docteur Ferdière. C’est durant cette période que Delanglade réalisa une série de gravures intitulée A lys, dans laquelle il explore les méandres de l’inconscient, un thème central du surréalisme. Ce projet, probablement conçu à cette époque en collaboration avec le docteur Ferdière, ne fut publié qu’en 1963 et inclut, entre autres, un extrait de La traversée du miroir.
Au cours de l’été 1943, le docteur Gaston Ferdière, dans le cadre de ce qu’il désigne comme de l’art-thérapie, entreprend de réapprendre à son patient Antonin Artaud à écrire, en s’inspirant de la période où ce dernier était affilié au surréalisme. À cette fin, il lui confie la traduction de plusieurs poèmes, dont certains de Lewis Carroll, tels que Variations sur un thème et Le Chevalier Mate-Tapis. Toutefois, à en juger par les déclarations du docteur Ferdière, ce choix de travaux n’était pas strictement dicté par des considérations thérapeutiques : « La main d’Artaud a dû réapprendre à écrire (…) grâce surtout aux traductions que je lui demandais amicalement : c’était un service à me rendre et qui pressait ; il me fallait, pour tel ou tel travail en cours, une adaptation d’un poème de Lewis Carroll ou d’un chapitre entier de La traversée du miroir. » (FERDIÈRE Gaston : J’ai soigné Antonin Artaud, La Tour de Feu)
En effet, vers le 20 septembre 1943, Artaud reçoit de Frédéric Delanglade une version de Through the Looking Glass, l’adaptation du sixième chapitre de De l’autre côté du miroir (suite d’Alice au pays des merveilles). Ne maîtrisant que peu l’anglais, Artaud est aidé par l’abbé Henri Julien. « À cette époque, je m’intéressais beaucoup à Lewis Carroll, alors j’ai dit à Artaud : ‘‘Il faut absolument que vous me traduisiez quelques chapitres d’Alice au pays des merveilles’’, » raconte le docteur Gaston Ferdière dans Antonin Artaud, l’homme et son message (Planète Plus, n°20, février 1971).
Si Artaud avait pris plaisir à cet exercice, il n’y aurait probablement pas eu de débat. Cependant, le véritable problème est qu’Artaud trouvait Lewis Carroll profondément ennuyeux, comme il le déclarait à l’époque. Le 22 septembre 1945, il écrit à Henri Parisot pour exprimer son mécontentement après avoir traduit un extrait du Jabberwocky, qui l’avait particulièrement agacé. « Je n’ai jamais aimé ce poème qui m’a toujours paru d’un infantilisme affecté. » Dans une lettre du 10 mars 1947 à Marc Barbezat, Artaud affirme qu’il n’a jamais supporté ce travail : « J’ai toujours détesté Lewis Carroll ».
Si Ferdière préfère Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll au Moine de Matthew Gregory Lewis, cela peut s’expliquer par des considérations personnelles. Par exemple, je n’ai jamais vraiment accroché à Alice et ai toujours préféré Pinocchio de Collodi, ce qui montre que les goûts varient. Cependant, on peut se demander si ce choix n’était pas aussi stratégique, de la part de Ferdière et de Frédéric Delanglade, pour attirer l’attention et s’intégrer davantage au mouvement surréaliste. Il ne faut pas oublier, comme nous l’avons mentionné, que le thème d’Alice jouissait d’une grande popularité dans les cercles surréalistes. En 1940, par exemple, Pierre Mabille publie Le Miroir du Merveilleux aux éditions du Sagittaire, et en 1943, Dorothea Tanning réalise des représentations des petites Alice.
Cependant, le véritable enjeu ne réside pas dans l’adhésion de Ferdière à l’œuvre de Carroll. Ce que nous remettons en cause, c’est la pratique consistant à forcer un écrivain à se livrer à des travaux peu stimulants, sous la menace d’un électrochoc, une démarche qui excède largement les frontières de l’éthique médicale et littéraire.
Pour en finir…
Avant de conclure cet article, il convient de formuler une remarque concernant l’exposition organisée à l’occasion du centenaire du surréalisme, qui consacre un espace aux œuvres surréalistes en lien avec le personnage d’Alice de Lewis Carroll. Sans remettre en question les choix des organisateurs, il est néanmoins surprenant, d’un point de vue personnel et subjectif, de constater que Frédéric Delanglade occupe une place bien plus importante qu’Antonin Artaud dans cette exposition commémorative. En dehors de quelques brèves mentions et de la présence en librairie de l’ouvrage d’Olivier Penot-Lacassagne, Antonin Artaud, l’incandescent perpétuel, Artaud semble presque absent. Cela est d’autant plus regrettable que, comme je l’ai souligné dans mon ouvrage Le surréalisme et la fin de l’ère chrétienne, Artaud fut non seulement une figure centrale aux débuts du mouvement, mais aussi l’une des rares à qui André Breton accorda temporairement la liberté d’explorer sa propre vision de l’avenir du surréalisme, en assumant brièvement la direction du mouvement. Bien que cette période fut de courte durée, il n’en demeure pas moins que, historiquement, le surréalisme a été marqué par deux figures dirigeantes : Antonin Artaud et André Breton.
En hiver 1925, Artaud assume seul la direction du Bureau de recherches surréalistes ainsi que celle de la revue La Révolution surréaliste. Le 18 avril 1925, Aragon aurait proclamé à haute voix : « Je vous annonce l’avènement d’un dictateur : Antonin Artaud est celui qui s’est jeté à la mer. Il assume aujourd’hui l’immense tâche d’entraîner quarante hommes qui veulent l’être vers un abîme inconnu, où s’embrase un grand flambeau, qui ne respectera rien, ni vos écoles, ni vos vies, ni vos plus secrètes pensées. Avec lui, nous nous adressons au monde, et chacun sera touché (…). »
Je comprends que mon ouvrage sur Artaud et le surréalisme, publié en 2021 aux éditions L’Harmattan, n’ait pas été retenu dans la librairie de l’exposition. Toutefois, il me semble que le livre de Paule Thévenin, Antonin Artaud : fin de l’ère chrétienne, qui traite également de cette thématique, aurait mérité d’y figurer, d’autant plus que son auteure a fait don de l’ensemble de sa collection de dessins et portraits d’Artaud au Centre Pompidou. Bien qu’Artaud ne fût plus surréaliste à l’époque où ces œuvres furent réalisées, son rôle majeur au sein du mouvement justifierait une mise en lumière plus marquée de son travail en tant qu’artiste. Le Centre Pompidou a heureusement contribué à préserver son héritage en exposant son œuvre La Projection du véritable corps (novembre 1946) dans sa collection permanente. Cependant, à mon sens, sa présence aurait dû être davantage soulignée dans l’exposition consacrée au centenaire du surréalisme.
En réalité, il n’existe pas un surréalisme unique, mais une pluralité de surréalismes, et Antonin Artaud figure parmi ceux qui avaient une conception très précise de l’idéal et de la révolution surréaliste. Bien qu’il ait quitté le mouvement, sa vision de la révolution surréaliste divergeait profondément de celle d’André Breton, en particulier lorsque ce dernier se rapprocha du Parti communiste. Artaud aspirait à une révolution surréaliste échappant aux cadres traditionnels, une révolution capable de dévoiler ce que nous sommes réellement, et ce, même longtemps après son départ du mouvement. Son refus de participer aux expositions surréalistes officielles, malgré les sollicitations de Breton, illustre sa conviction que les principes surréalistes ne pouvaient s’intégrer dans les circuits conventionnels de l’art. Cependant, bien qu’Artaud lui-même n’aurait probablement pas souhaité figurer dans une telle exposition, il est regrettable que l’on ait manqué cette précieuse opportunité de partager son message et de mettre en lumière sa vision unique du surréalisme.

