
Le 19 septembre 2024 marquera la parution d’une nouvelle traduction des Messages révolutionnaires d’Antonin Artaud, réalisée par Joël White pour Bloomsbury Publishing, prestigieuse maison d’édition reconnue notamment pour la publication de la collection Harry Potter. Cet ouvrage constitue une contribution significative aux études artaudiennes, car il s’agit de la toute première traduction de ces textes en anglais au Royaume-Uni. L’élément inédit de cette édition réside dans l’inclusion, pour la première fois en anglais, des quatre articles d’Artaud découverts en 2009 à Cuba et traduits par François Audouy. Ces quatre textes, initialement parus dans la revue Grafos et jamais publiés en français avant 2021, sont d’une importance équivalente à celle des écrits du Théâtre et son Double ainsi que des autres textes de la collection Messages révolutionnaires. Ils ont également été publiés en français aux éditions L’Harmattan par Laurine Rousselet, en espagnol par Pedro Marquès de Armas (éd. Blurb) et en italien par Marcello Gallucci (éd. Jaca Book).
– Dialogue entre Joel White et François Audouy –
Écho Antonin Artaud: Comment ce projet d’édition et votre collaboration ont-ils vu le jour ?
Joel White : Le projet de traduction des Messages révolutionnaires d’Artaud a débuté pendant que je rédigeais ma thèse sur Artaud, l’énergie et le concept de « logomachie ». Ce terme est devenu central dans ma recherche et constitue le concept clé d’un livre à venir intitulé De la logomachie, où je développe une logique du sens inspirée par Artaud, Simondon, et d’autres penseurs, en tenant compte des sciences de l’énergie et de l’entropie, notamment la thermodynamique.
J’ai découvert ce concept dans Suppôts et Suppliciations d’Artaud, aux côtés des termes « Nuit », « Anarchie » et « Révolution ». Dans ma thèse, j’ai exploré la notion de la « nuit » et du « vide » chez Artaud, ainsi que les concepts d’« anarchie » et d’« origine impure », mais je n’ai pas eu l’occasion de développer pleinement mes idées sur la « Révolution » chez Artaud. Ce projet de traduction constitue donc, d’une certaine manière, la conclusion de cette réflexion.
Il m’a toujours paru étonnant que les Messages révolutionnaires n’aient jamais été traduits en anglais auparavant, car ils ont joué un rôle crucial dans ma thèse, éclairant politiquement et philosophiquement Le Théâtre et son Double. Ce livre, transcrit en espagnol par Sollers et Thévenin, voit Artaud y citer des figures comme Marx, Hegel, Lénine, et Bergson.
Dans ma thèse, je voulais réorienter les études artaudiennes en m’éloignant de l’image réductrice de sa « folie », pour offrir une lecture plus rigoureuse de son engagement philosophique et de sa notion de révolution. La traduction montre clairement qu’Artaud, à l’époque de ses écrits mexicains, défendait une révolution collectiviste et écologiquement consciente, en lien avec la pensée indigène mexicaine, s’opposant à l’Occident impérialiste et aux fascismes émergents en Europe.
Ma collaboration avec François Audouy et le professeur Paul Allain, qui a traduit les textes de La Havane, est née un peu par hasard. De nouveaux textes d’Artaud ont été découverts tard dans le processus, retardant la publication pour les inclure. Les rencontres avec eux, ainsi qu’avec vous, ont été déterminantes pour la finalisation de ce projet, apportant une énergie nouvelle dans les moments difficiles.
François Audouy : Je ne veux pas parler au nom de Joël, ayant seulement participé à la traduction des textes de Cuba. Pour ma part, j’ai commencé à m’intéresser à ces textes à la fin de 2021, après des échanges avec Ilios Chailly qui m’avait signalé la parution en français de quatre inédits en annexe d’Artaud à La Havane, la correspondance entre Laurine Rousselet et Bernard Noël (L’Harmattan, 2021). Avec Ilios, nous avons été surpris de la faible médiatisation de ces textes, pourtant importants, et avons décidé de travailler à leur meilleure diffusion. Les traduire dans d’autres langues devenait évidemment une priorité, les textes ayant déjà été publiés en français, espagnol et italien, mais jamais en anglais (j’ai d’ailleurs appris plus tard par Joël que Les Messages révolutionnaires dans leur ensemble n’étaient jamais parus en Grande-Bretagne).
Étant moi-même professeur d’anglais et passionné de traduction, j’ai entrepris de retranscrire ces textes en anglais. Il se trouve qu’à ce moment précis, Joël achevait la traduction des Messages révolutionnaires et souhaitait intégrer ces inédits. Nous avons donc naturellement décidé de travailler ensemble à leur traduction, avec l’aide du Professeur Paul Allain de l’Université du Kent. Ce fut un travail particulièrement stimulant, ces textes étant inédits en anglais. Nous avons échangé en juin 2023 sur certaines nuances de traduction. J’en profite pour remercier Joël et Paul pour leur patience et la qualité de leur travail.
Écho Antonin Artaud : Que diriez-vous à nos lecteurs pour les convaincre de s’intéresser aux Messages révolutionnaires d’Artaud et de les lire ?
Joel White : Je leur dirais que pour comprendre pleinement ce que j’appelle la période intermédiaire d’Artaud — qui suit ses publications surréalistes et inclut Le Théâtre et son Double — il est essentiel de lire les Messages révolutionnaires. Pour les praticiens du théâtre et les chercheurs, ce livre est fondamental, notamment en raison de ses sections traitant de la carrière théâtrale d’Artaud.
L’aspect le plus notable est sa métaphysique de l’espace, liée à la notion de vide, inspirée du taoïsme. Pour Artaud, le théâtre est le double de la vie, et ne peut exister sans sa mise en scène. Cette métaphysique est également politique, comme le montre La Conquête du Mexique, une pièce qui relie son intérêt pour la violence coloniale et la culture mexicaine à son théâtre de la cruauté. Artaud voulait un théâtre qui incarnait physiquement des idées, plutôt que de simplement les représenter, et ces idées sont fortement présentes dans les Messages révolutionnaires.
Dans ses écrits mexicains, Artaud remet en question les principes de la blancheur, de l’individualisme, du mécanisme et du dualisme, et cherche à les remplacer par des concepts tels que l’indigénéité, le collectivisme et l’organicisme. Ces idées animent ses textes dans les Messages révolutionnaires.
François Audouy : Les Messages révolutionnaires arrivent à un moment charnière dans la vie d’Artaud, en 1936. Artaud dresse alors un premier bilan. L’aventure surréaliste est derrière lui, et il n’hésite pas à la juger, parfois avec tendresse, parfois sévèrement. L’aventure théâtrale des années 1930, d’abord avec le Théâtre Alfred Jarry puis avec le Théâtre de la Cruauté, s’est achevée de manière abrupte, avec l’échec critique et économique des Cenci — « succès dans l’Absolu » selon son créateur. La pilule est dure à avaler pour Artaud, bien qu’il parviendra à faire connaître ses théories sur le théâtre en 1938 avec la parution de Le Théâtre et son double.
Artaud vient d’avoir quarante ans et sent qu’il est à un tournant. Il ne veut plus être « un homme mené » et souhaite prendre en main son destin. Ce destin sera marqué par une ouverture vers d’autres cultures, loin du milieu culturel français qui a eu du mal à le comprendre. Cette ouverture le mène au Mexique, où il cherche à fuir l’Europe et à trouver un territoire où la culture a un sens vital. Les trois conférences prononcées par Artaud à l’université de Mexico, qui constituent les premiers textes des Messages révolutionnaires, vont dans ce sens : bilan de l’aventure surréaliste (Surréalisme et révolution), croyance dans le pouvoir du théâtre (Le Théâtre et les dieux), rejet de la civilisation européenne et attrait pour « les bases d’une culture magique qui peut encore jaillir des forces du sol indien ».
Artaud ne se rend pas au Mexique en explorateur ni en anthropologue, mais en poète ; c’est là que son aventure nous touche profondément. Une aventure qui, très vite, a pris la forme d’un mythe pour tout disciple artaudien. Les textes des Messages révolutionnaires sont relativement accessibles (nous sommes loin des glossolalies et de l’éclatement des formes de la période post-Rodez) et peuvent toucher un nouveau public, grâce au témoignage direct d’un acteur majeur de la scène artistique du XXe siècle. Par les idées qu’il y expose, des idées-forces toujours actuelles, Artaud cherche un fluide vital, en contrepoint du marasme spirituel et politique de l’Occident.
Écho Antonin Artaud : Dans cette publication, vous incluez également quatre articles récemment découverts à Cuba. Pourriez-vous nous parler de ces textes, de leur contenu et de leur signification ?
Joel White : Ces textes sont essentiels pour avoir une compréhension plus complète des Messages révolutionnaires, que Artaud avait conçu comme un livre à part entière, mais aussi pour clarifier plusieurs concepts clés de sa période intermédiaire, notamment la notion de « principe de race ».
Bien que cette notion de race s’enracine dans des idées traditionalistes, comme celles d’Antoine Fabre-d’Olivet, qui ont parfois alimenté des discours racistes culturels, Artaud reformule cette idée en la liant à sa notion de « principe ». Pour lui, les origines et les concepts sont toujours impurs, surgissant du magma moniste dont j’ai parlé précédemment. Il n’y a donc pas de séparation véritable entre les races, les peuples, ou même entre l’humain et l’animal. Ce sont ces distinctions qu’Artaud cherchait à déconstruire dans ses écrits, notamment dans ses notes sur Héliogabale.
Les écrits mexicains d’Artaud confirment cette perspective. Les textes découverts à La Havane clarifient également que la notion de « race blanche » n’était pas supérieure aux autres dans sa pensée. Artaud s’inquiétait de la disparition des peuples indigènes du Mexique, et leur lien avec la terre était pour lui crucial. Pour suivre Artaud, nous devons nous reconnecter à cette dimension organique et matérielle.
