La comptine de Roudoudou ou la canne de Gaston ceint par Artaud

En mai 1946, le docteur Ferdière présente un exposé intitulé « Intérêt psychologique et psychopathologie des comptines et formules de l’enfance ». Cette étude qui marqua Jacques Lacan paraîtra dans le numéro 4 de « L’Évolution psychiatrique » en 1947. Mais revenons quelques années en arrière. Un après-midi de la mi-octobre 1943, Artaud, ne trouvant pas le docteur Ferdière ni à son bureau ni à son appartement, se rendit au jardin de Rodez. Là, il aperçut Ferdière au milieu d’un carré de choux, équipé d’un appareil photo. Le docteur essayait de planter une canne rustique dans le sol pour réaliser un montage illustrant une comptine pour son étude sur l’humour dans les comptines et les formules enfantines : « Roudoudou n’a pas de femme. Il en fait une avec sa canne. Il l’habille en feuille de chou. Voici la femme de Roudoudou. » Artaud l’aida à trouver de belles feuilles et commença à proposer cette œuvre en la prenant en photo. C’est en discutant que le docteur Ferdière lui exposa son projet d’étude sur les comptines et les formules de l’enfance. « Je lui expliquais quelles vastes enquêtes elle nécessitait et quelles ressources m’apportaient les milieux pédagogiques: les folkloristes eux, malgré un matériel considérable, avaient abouti à une impasse. Je citais Pierre Roy, Baucomont…» (voir La Tour de Feu, n°136)

Le lendemain, le 18 octobre 1943, Artaud, intéressé par cette étude, envoya une lettre au docteur Ferdière : « La chanson de Roudoudou est innocente en apparence, mais dans le fond elle ne l’est pas du tout. Je crois comprendre assez bien ce qu’elle veut dire et ce qu’elle désigne. Et je sais aussi ataviquement d’où elle vient. Je vois assez bien l’idée d’orinanisme primitif qui se cache sous ces paroles comme l’idée de la pro-création sexuelle est désignée dans la chanson : Un antique et fort vieil adage qui nous vient de je ne sais où et qui veut que depuis les âges les enfants naissent sous les choux.

On apprend dans la tradition occulte que le chou est là forme que prend le néant pour se manifester à la conscience humaine. Cela je ne l’invente pas mais je l’ai lu dans des livres d’occultisme et de magie. Or d’après ces livres il paraîtrait que Satan, le hasard issu de l’inexistant, se serait servi de cette forme pour composer l’organe sexuel féminin, etc., etc.

Et bien Dr Ferdière notre devoir à nous qui ne voulons pas du Mal est d’aller plus loin que tous ces Mythes pénibles et malfaisants. Car plus loin et au-delà de toutes ces images libidineuses néfastes, rabaisantes et déprimantes les livres ésotériques nous apprennent que la canne est la volonté de Dieu, et que la femme qu’il a évoquée devant Lui c’est la Nature, avant toute chose. Quant aux feuilles de chou, elle représentent le Néant c’est-à-dire rien du tout, puisque c’est avec rien du tout que Dieu a tout fait. Mais avec Rien du tout il y a mis des chiffres et des nombres 3 – 7 ce 10 — et jusqu’à 12 le chiffre de la maturité dans les formes et il a jeté au milieu le signe de la croix. J’ai pensé à tout cela en composant cette photographie. Malheureusement les objets ne s’y prêtaient guère et je ne suis pas satisfait du tout de ce travail. Mais je ne vois pas le moyen de faire mieux avec ces objets. » Lettre d’Antonin Artaud au docteur Ferdière, 18 octobre 1943 

Toujours dans “La Tour de Feu” le docteur Ferdière écrira à propos de cette lettre : « Je la crois d’un grand intérêt par les questions traitées: surréalismes, sexualité, psychologique de l’enfance… ; les efflorescences délirantes ne sont pas négligeables. » Florence de Mèredieu dans L’Affaire Artaud écrit: « Outre les connotation sexuelles de la chanson, Artaud décèle une signification ésotérique et mythique. Il transforme peu à peu le sens de la comptine, lui donnant une dimension plus ample et comme métaphysique. »

Même si je critique souvent le Dr. Ferdière dans mon livre “Artaud le marteau, asiles, drogues, électrochocs”, il faut reconnaître qu’Isidore Isou est assez injuste dans son interprétation de cette anecdote dans son ouvrage Antonin Artaud torturé par les psychiatres, bien que j’apprécie la force de ce livre : « On voit d’ici le Dr Ferdière, poète raté et déséquilibré mental en raison de son impuissance littéraire, maniaque de  »Roudoudou n’a pas de femme », armé d’un appareil photographique et imposant à Artaud, par l’emprisonnement dans l’asile- et alors que ce dernier était préoccupé de continuer à explorer le sens le plus profond du monde, de l’homme, de la vie et de la poésie- on le voit, dis-je, l’obliger à chercher des feuilles de choux pour cet amateur réactionnaire de folklore: le dernier crétinisait littérairement le novateur surréaliste. (…) On voit donc que le Dr Ferdière, ignorant les structures de l’art, de la psychologie et de la psychopathologie, crétinisait Artaud et que par son emprisonnement et sa présence même, il devait le faire retomber dans l’apathie et la désagrégation intellectuelle, contre lesquelles le poètes surréaliste avait besoin de beaucoup de courage pour lutter. »


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